Un somnambule des deux rives : poésie et peinture
Jacques Abeille a construit son œuvre imaginaire, le Cycle des contrées, selon les règles d’une logique qui, pour ne pas être ordinaire, n’en est pas moins implacable, rigoureuse dans le moindre détail. Il est l’un de nos grands prosateurs, aujourd’hui trop rares, et son écriture ne peut que séduire tous les Amoureux de langue. Il n’est pas gratuit qu’il revendique, en dédicace du Veilleur du jour, Gérard de Nerval comme son ami le plus intime. Mais là où l’auteur d’Aurélia a vécu ce qu’il appelle « l’épanchement du songe dans la vie réelle », Jacques Abeille a suivi le chemin inverse : il transpose le réel dans l’imaginaire. Ainsi un cultivateur de courges dans son champ deviendra-t-il, dans Les jardins statuaires, un jardinier cultivant des statues et apportant à son étrange métier le même soin méticuleux. C’est dire si la poésie chez cet auteur irrigue continuellement la prose.
Il vient de publier, aux éditions Ab irato, Brune esclave de la lenteur qui, par sa forme, relève plutôt du poème. Pourtant, malgré cette disposition typographique, l’impression domine à la lecture qu’il s’agit d’une prose, mais d’une prose dont on aurait gommé des passages, révélant ainsi des « blancs » : un texte troué en quelque sorte. Il resterait sur la page ces fragments disséminés, éclatés qui, en échappant ainsi au fil du discours propre à la prose, se révéleraient des détonateurs d’images à forte tonalité érotique :
« j’évase la vague qui te cueille
et te roule
palimpseste
jonchée encore d’un suprême vertige
belle épave de mots ourdis
brisée dans tes dentelles de sable
belle esclave »
Il y a en effet dans ce beau livre, à la somptuosité ténébreuse, un climat tropical du désir. Rien d’éthéré. Les mots ont ici une chair ardente. Cela tient au fait que Jacques Abeille est aussi peintre, que ce livre est même né d’un dialogue entre lui et sa peinture. Il peint. Il se dit : « je peins ». Puis d’autres mots viennent en même temps qu’il peint. Il les note. Ces mots entraînent d’autres mots, indépendamment cette fois de la peinture, mais avec une certaine connivence. La mise en rapport, après coup, des fragments avec les images a fini par constituer un livre. Du moins en a-t-il été ainsi pour le premier manuscrit. Car dans cette version, définitive, le dialogue s’est inversé. Sur la base des mêmes textes comme source, très libre, d’inspiration, Jacques Abeille a donné vie à de nouvelles images à la sensualité suggestive dont il me dit qu’elles sont hantées par le souvenir d’un tableau de Jean-Léon Gérôme, « Le marché aux esclaves ». Le fruit de ces amours plus ou moins illicites entre la poésie et la peinture, c’est ce livre, « Brune esclave de la lenteur », que je vous invite à lire. En voici un extrait :
« dans l’ogive extasiée
arraché aux mortiers de la nuit
tout strié de varechs
et lacéré aux dents
du plus précieux hasard
le ciel élève ses dentelles de nacre
entre les madrépores du vent »
Internet
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En France, on condamne l'imagination un entretien du Nouvel Obs
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Jacques Abeille - La quête sans fin des marges du monde un article de Esprits Nomades
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Sur le site des éditions Ab Irato
Contribution de Alain Roussel
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