Quand on a connu la pauvreté pendant longtemps et qu’elle menace de revenir, notre corps s’en souvient. Je ne t’ai pas oublié, dit-il, tu reviens avec le froid qui tombe trop tôt ; les bonnes nouvelles, trop tard.
À la banque, on rase nos comptes ; dans les magasins, nos regards descendent vers les étagères du dessous. À la maison, on réduit le chauffage. On se demande comment on va traverser les fêtes de Noël. Le pire pour un pauvre c’est de ne pas pouvoir faire de cadeaux.
Presque quarante ans de vaches maigres, vingt ans de tranquillité ponctués d’inquiétudes dues à ma vie d’artiste, à son statut précaire, et soudain, comme un coup de foudre qui ravage ta maison, tu le perds. Tu as juste de quoi payer les traites et si tu n’as pas d’économies, t’es mort, comme disent les enfants dans les jeux d’enfants. Mais ce n’est pas un jeu. C’est ta vie qui, jusqu’au retour de la justice, tient à nouveau sur un fil.
Voici ce que raconte cette histoire en vers et contre tout, des vers qui parfois jouent pour ne pas pleurer. C’est mon histoire, mais elle pourrait être celle de n’importe qui en fin de droits, comme l’expression administrative le dit si bien.
C’est par ces mots que Yvon Le Men commence ce recueil que Bruno Doucey publie avant même sa mise en librairie à l’automne prochain. Car il y a urgence à lire les pages de ce recueil. Oui urgence d’apprendre comment Yvon s’est retrouvé radié de son statut d’intermittent du spectacle qui est le sien depuis toujours, urgence de savoir qu’un simple formulaire administratif peut réduire une existence à néant. D’autant plus urgent que ce que Yvon Le Men exprime avec les outils de la poésie, bien d’autres qui sont dans la même situation le disent également. Ce que ces pages disent, c’est la brutalité sociale d’aujourd’hui, l’indifférence des institutions, la radicalité du pouvoir face aux citoyens, le mépris des artistes.
toute cette histoire
à cause d’un mot
qui manque à ma case
à ma cause
me cause des maux
des maux de tête
des maux de ventre
des animaux sauvages
qui hurlent
dans ma tête
dans mon ventre
envie
de crier
à tue-tête
envie de tuer
ceux qui se taisent
ceux qui te taisent
ceux qui te tètent
les yeux de la tête
et même le bras
un mot que je ne suis pas
écrivent-ils
personne ne parle
personne ne m’a parlé
écouté
sauf une fois
Extrait p.14-15
Si ce livre est un cri, c’est cependant avec humour et parfois douceur que s’exprime Yvon Le Men. L’écho plus que favorable qu’il vient de rencontrer au festival des Étonnants Voyageurs à Saint-Malo prouve la rencontre de ce livre avec le public.
j’ai écrit 50 livres
et je ne sais pas
écrire une lettre
de recours
gracieux
à
Madame
La Directrice de
Pôle
Emploi
Bretagne
Madame
une femme
peut-être douce
compatissante
de gauche
de droite
mais douce
du centre
en équilibre
sur ses deux jambes
Madame
peut-être mère
grand-mère
peut-être jolie
sûrement pas jeune
car Directrice
Extrait p.25-28
Yvon recourt aux jeux de mots pour dire sa révolte et son désespoir. Pef par ses dessins à l’encre l’accompagne avec force, traduisant graphiquement ces cris nécessaires. Ce recueil prouve que la poésie est aussi une arme. Yvon Le Men n’est pas seul, ses amis l’entourent, le soutiennent, l’accompagnent dans le combat qui est le sien. Puisse son texte faire se lever tous ceux qui veulent dire non au mépris de l’homme que certains instaurent au nom de la loi.
nom d’un chien
loup
il n’y a plus rien
que des anonymes
des âmes animées
contre les noms
et les prénoms
de ceux qui demandent
à qui parler
à qui chanter
et non à faire chanter
ceux qui chantent
et enchantent
les saltimbanques
sans banque
sur qui compter
pour continuer
à conter
des contes
à ceux qui comptent
pour eux
sur eux
pour vivre sans compter
pas sans conter
des contes
à vivre debout
entre chien et loup
sous la lune
même dans la lune
un mot sur qui je peux compter
même quand elle n’est pas là
personne ne parle
personne ne m’a parlé
Extrait p.25-28
Bibliographie
-
Sous le plafond des phrases, © Bruno Doucey, 2013
-
En fin de droits, © Bruno Doucey, 2014
Internet
-
Le collectif Fin de droits de quel droit
-
Sur le site des éditions Bruno Doucey
-
Le Figaro : Yvon Le Men aux Étonnants Voyageurs
- Le droit inaliénable du poète en fin de droits dans la République des livres
Contribution de PPierre Kobel
Ce cri poignant d'un poète qui a fait le pari courageux de ne vivre "que" par et pour la poésie, pose à notre société le problème de la place qu'elle réserve à l'artiste. C'est une question à la fois difficile - il n'y a pas de réponse simple - et essentielle. Essentielle au vivre-ensemble, au sens et aux valeurs qu'une civilisation entend défendre et promouvoir, à l'heure où des forces obscures se déchaînent dans le monde. Le statut des intermittents du spectacle, actuellement en discussions, a montré ses limites. L'ensemble des partis politiques et des think-tanks s'honoreraient à travailler ensemble à une réflexion commune sur la place de l'artiste (et du créateur) dans la société française du 21ème siècle.
J.G.
Rédigé par : Jacques Gautrand | 13 juin 2014 à 10:28
un grand merci aux éditions Bruno Doucey d'avoir fait diligence pour donner voix à ce cri, merci à leur illustrateur et merci à La Pierre et le sel de s'en faire l'écho.
Rédigé par : Roselyne Fritel | 11 juin 2014 à 11:05