Il neige encore – encore un haïkaï !
La terre a recouvert les corps.
La neige veut recouvrir les ruines.
Anonyme
Face à la dispersion, rassembler des textes courts porteurs à chaque coup d’une bribe de ce que fut la guerre de 14-18. Jean Rouaud le précise en préface, le haïku permet traditionnellement « de saisir en dix-sept syllabes à la fois la permanence et l’impermanence des choses ». Parallèlement, la postface de Dominique Chipot donne un éclairage historique sur les haïkus réunis pour cette anthologie : plusieurs des auteurs représentés étaient trop jeunes pour être mobilisés, et beaucoup de poèmes datent des années 1920. Le livre regroupe des textes de seize auteurs différents et cinq poèmes anonymes. Sur les 277 haïkus publiés, 171 sont de Julien Vocance (1878-1954) : c’est la vraie découverte de cette anthologie. Il fait partie de ces écrivains qui, à la suite de Paul-Louis Couchoud, ont voulu acclimater le haïkaï à la poésie française. Blessé le 4 mai 1915 sur le front de Champagne par un éclat d’obus, il perdit un œil et garda en lui toute sa vie cet éclat près du cerveau. On lui doit quelques haïkus saisissants, parmi les plus saisissants de ce livre. Mort au combat, le cheval que l’on foule ?
« Dans les vertèbres
Du cheval mal enfoui
Mon pied fait : floche… »
Infime diffraction du temps, éternité des cycles. En pleine figure saisit la distorsion introduite par la guerre : combats subis, blessures et trous dans la terre comme un obus atteint sa cible immanquable et œuvre. Deux sens pour ce titre de « figure » et un haïku pour illustrer le premier :
« En pleine figure,
La balle mortelle.
On a dit : au cœur – à sa mère. »
René Maublanc
Ce poème est repris dans le numéro hors-série du Monde, 14-18 Les Leçons d’une guerre (les enjeux d’un centenaire) dont la couverture est illustrée par un dessin flamboyant de Jacques Tardi.
Il montre comment, par une figure d’atténuation, on tente de rendre la réalité moins cruelle, afin que les proches ne reçoivent pas l’annonce des disparitions « en pleine figure ».
Et ces poèmes rassemblés oscillent bien entre la révélation de la réalité et la tentative de dépasser ce champ d’horreur où l’espoir, gisant sans nom, défait les visages et les identités – combien de corps non reconnus, « gueules cassées », survivants condamnés à la meurtrissure d’un visage méconnaissable ?
Le haïku ici se modèle, des fils narratifs entrecroisent les attaques (elles percent une ligne pour toucher) :
« Ils dorment, harassés :
alerte :
le feu sur nous, le feu ! »
anonyme
Ellipses : elles sont nombreuses car se juxtaposent des actions, des dangers dans des gradations signifiantes. La forme brève du haïku se prête à la révélation de la guerre comme un éclat : proximité des trois vers (qui se font parfois quatrain), poème court, et la vérité perçante et sifflante des bombes ou des balles. Rendre compte en un éclair. Dans ces poèmes, l’espérance destituée laisse place à une vie gorgée d’armes, de coups, de défections.
Leur point commun est de dénoncer la guerre qui apparaît comme un malheur venu d’on ne sait où. Les mots Allemagne, Allemands, Boches ou Kaiser n’y apparaissent pas. Les soldats ne sont pas blessés par des ennemis, mais par des obus ou des mitrailleuses… Homme (français/allemand) détaché de ses gestes : commune humanité frappée pareillement, c’est la guerre qui est ciblée, non les combattants.
Si « ceux d’en face » apparaissent, c’est pour partager le sort commun de frères humains :
« Face à face ils s’égorgèrent
Et connurent dans leur chute
La fraternelle accolade. »
Marie-Adolphe Guégan
****
« Sur sa couche funéraire
Pour toujours endormi,
Je regarde mon ennemi
Et je reconnais mon frère. »
Albert de Neuville
Ces juxtapositions voulues par la brièveté du poème offrent des oppositions constantes : raccourcis effrayants des menaces qui pleuvent quand celui qui écrit doit les transcrire. Transcription qui rapproche deux espaces, celui des ennemis « au loin », celui des victimes « tout près » créant un théâtre où la survie précaire et douloureuse est saturée par le bruit des bombardements que suivent les cris des blessés. Perception du moindre soumise à la guerre :
« À un nuage qui bougeait au fond d’une mare
J’ai crié : Qui va là ?
Il était loin déjà. »
La chute pour emporter l’espoir est-elle aussi celle du poème vivant, témoin des balles ? Du haïku traditionnel restent des traces de louange comme un souvenir impossible, un vers oublié laissé dans la fosse où le feu des armes réduit le ciel à une utopie :
« Un trou d’obus
Dans son eau
A gardé tout le ciel. »
Maurice Betz
Les seize auteurs présents dans cette anthologie s’unissent en ce chant criblé, délivrant un souffle que le poème court porte même dans l’ultime soupir de ceux qui ne sont pas revenus, gardien des tranchées devenues temple invisible que la terre recouvre.
Bibliographie partielle
-
En pleine figure, Haïkus de la guerre de 14-18, Anthologie établie par Dominique Chipot, préface de Jean Rouaud - Éditions Bruno Doucey, 2013 – 174 pages, 16 €
Internet
-
Le site de Dominique Chipot
-
100 % haïku, le site de l’Association pour la promotion du haïku
Contribution de Isabelle Lévesque
Commentaires