De la petite enfance à sa fin, André Laude fut un écorché vif et en révolte permanente. Au-delà de cette souffrance jamais guérie, il y eut les mots qu'il aima passionnément et qui lui permirent d'exprimer son mal de vivre en mêlant les aléas de son existence et la profonde empathie au monde qui était la sienne.
Quinze, nous n'étions que quinze hier soir à Aulnay-sous-Bois autour de André Cuzon, président fervent de l'Association des Amis d'André Laude pour se souvenir de ce dernier et célébrer sa poésie. Mais ce fut dans une ambiance chaleureuse et avec la satisfaction d'entendre des lycéennes de 17 ans dire cette poésie qu'elles ont découverte grâce à un professeur. C'est là que l’œuvre d'André Laude garde toute son importance en trouvant des échos auprès de jeunes gens qu'on accuse trop souvent de superficialité.
Kamikaze ketchup
dans quelques mois
j’aurai quarante ans
j’ai peur je serre les dents
j’enfonce un mouchoir
dans ma gorge
pour ne pas hurler
dans quelques mois
j’aurai quarante ans
je ne sais pas qui je suis
je ne sais pas où je vais
Terrorisé d’avance
puisque ce sont les ordres
supérieurs secrets
Autrefois j’avais une maman.
Autrefois
parce qu’elle est morte
j’avais trois ans je crois
il n’y a personne pour me renseigner
exactement
Mon père
ne parle plus de tout cela
il s’est remarié
il y a longtemps
il a fait deux enfants
que je n’aime pas
il vieillit mal
il respire très fort la nuit
en souvenir d’une blessure
de guerre
d’une évasion Stalag KZ
la fuite à travers la neige
la nuit
les chiens flairent la trace
D’un couteau il tue un SS
la lune est froide
au-dessus de la Poméranie
J’aime tes cuisses bleues
tes lèvres
de campagne brûlée
Je songe à tes seins
qui sont deux solos de saxos
deux amazones
deux nuits boréales
j’aime ta chair
je te suce
jusqu’à ce que
la ville flambe
Sur la photo il y a ma mère
Elle sourit à mon père
hors champ
elle est belle on m’a raconté
Elle est coiffée d’un béret
nous sommes en 1936
j’ai cinq ou six mois
je souris béat
j’ignore tout
du Front populaire
En Espagne Federico
vient de crever,
assassiné par des imbéciles
des phallocrates, des fascistes
Tu souris, tu me regardes
avec des yeux de mai 1968
Je ne sais pas que je suis
mortel j’ignore qu’un jour
je serai cet ivrogne
titubant
le long
de la rue des Archives
Première à gauche
rue Rambuteau
Puis c’est la Rue Beaubourg
un effort Camarade
Première à gauche encore
Tu t’épuises
Enfin rue Chapon.
J’ai mon père
il ne m’a pas dit
trois phrases
depuis mon enfance
il pleut quelque part
sur ma ville natale
j’oublie les coups les bleus
les baffes les gnons
les torgnoles
j’aime cet homme déglingué
cassé il est mon géniteur
un jour une nuit
il m’éjacula sur terre
je devrais le haïr
je n’y arrive pas
dans quelques mois
j’aurai quarante ans
depuis des mois
je n’ai pas fait l’amour
j’ai couché une fois ou deux
je bavais elle était loin
déjà avec son rouge à lèvres
ses jeans et ses collants dim
Dis-moi petite lycéenne
de seize ans
comment c’est l’amour ?
Tu ne connais rien
tu es une salope
je t’encule
je t’écrase de rage le vagin
je t’enfile par devant
par derrière
je te sodomise je te hais
je te caresse amant fou
pou fiévreux
crois-moi
je n’ai pas le temps
de mentir
mon cœur bat trop vite
il paraît que je peux crever
d’un moment à l’autre
Tu tritures la serrure
la concierge gueule
les voisins invectivent
insultent.
Le lit sale défait
la tête enflée tombe
guillotine du sommeil.
dans quelques mois
j’aurai quarante ans
de plus en plus je me perds
il y a des flics
qui me pistent
il y a ma tête mise à prix
Au secours docteur Freud
À moi Emiliano
(Emiliano Zapata fut
mon copain d’enfance.
Ensemble
nous dévalisions les nids
ensemble nous couchâmes
à l’heure de la puberté)
je marche j’écris
« André Laude
a un beau brin de plume,
André Laude est un spécialiste
de la culture Underground
Allan Ginsberg a touché les couilles
d’André Laude
André Laude
écrit comme Williams Burroughs
et il est l’ami
de Brion Gysin
À la Tartine
il salue d’un coup de chapeau
Roland Topor
et l’aveugle
de la rue des Mauvais Garçons
André Laude est poli.
Il a du talent au Monde
on le respecte
la dactylo l’invite
le week-end
dans sa maison
nichée au creux de la verdure
André Laude récite des poèmes
aux vieilles folles de Chaillot
puis il sort sa bite
et pleure
comme un « orphelin d’Auteuil ».
Ça fait mal maman
de penser à toi
depuis si longtemps
que tu pourris sous la terre
j’aimerais
baiser tes seins de bois sec
tu m’écris
que tout va bien pour toi
pourtant je m’inquiète
je ne t’ai jamais dédicacé
un de mes livres
tu n’as jamais tourné
les pages
depuis vingt ans je t’écris
pourtant je hais les mots
qui mentent et qui défigurent
Sais-tu au moins
que je suis papa
une fille de neuf ans
Nedjma
il faut que je t’explique
ça veut dire étoile en arabe
à cause de Kateb Yacine
et de mon année de taule
et de la rue des Merguez
à Alger
avec l’indienne
qui avait le troisième œil
Un fils de quatorze ans
Vincent
comme Van Gogh
Quand il naquit il était bleu
fou condamné idiot
le quatorze juillet dernier
il a dansé
Rue Sainte-Croix
de-La-Bretonnerie
Une danse étrange
il inventait les gestes
la musique
C’était beau à pleurer
des gens
avaient les larmes aux yeux
Sa mère
faisait semblant de rire
Et j’ai pensé alors
que les êtres
ne se trouvent jamais
au moment exact
Maman c’est à toi
que je songe cette nuit
tu me manques
comme me manque la femme
dont je caresserais
les cuisses les seins
le sexe diabolique
dans quelques mois
je vais avoir quarante ans
de plus en plus
j’efface mes traces
je disparais
André Laude voyage
aux antipodes
murmurent ceux qui m’aiment
Je n’irai pas
aux Galapagos
Cette nuit
c’est la rumeur
du ressac à Roscoff
qui m’obsède
Elle s’appelait Lil
C’était sans doute un mensonge
Elle avait
une bouche de marée haute
des seins
de mouettes effrayées
des yeux de phares des Trépassés
Elle s’appelait Lil
dans son kabig mouillé
elle tremblait
comme Yseult
sous la voile noire
Rue Rambuteau
la putain réelle me sourit.
Elle est grosse laide.
Pourtant
je vais monter avec elle ;
Je lui parlerai de Rimbaud,
de Reich, de Tristan Tzara,
de Rosa Luxembourg,
du Pouvoir Absolu des Conseils
elle s’en foutra.
Je la couvrirai de foutre.
Elle sera nue, grasse, ignoble.
On s’enculera mutuellement.
Parce que c’est bon.
Parce que c’est la mort
vaincue trois minutes.
Parce que
c’est la misère humiliée
un éclair bref.
Mes Géniteurs
je vous crache à la gueule.
C’est moi
qui crèverai un jour.
Vous n’y avez pas pensé
la nuit
où vagin et queue s’épousèrent
dans des hurlements,
dans des bonds de bête fauve
Maman je t’aime !
Dans quelques mois
j’aurai quarante ans.
Je suis un auteur comblé :
neuf livres pour enfants,
trois recueils de poèmes,
un roman
plus deux ou trois trucs
sous presse.
Pour la centième fois
je relis la lettre
d’une salope qui jadis m’offrit
son ventre velu, son pubis :
« on commence toujours
par faire l’amour
avec les yeux ».
In Comme une blessure rapprochée du soleil
****
ne cognez pas à ma vitre
je n’y suis pas
ne me hélez pas entre
les grands arbres de ciment muet
je n’y suis pas
ne me sonnez pas au téléphone
ne courez pas derrière
mon ombre tragique Rue Saint-Martin
je n’y suis pas
ne m’invitez pas à dîner
à danser à boire
Porto Tokaï eau de vie
je sais « le beaujolais nouveau
est arrivé »
je n’y suis pas
ne vous glissez pas chaleur ténue
entre les draps défaits
dans le pauvre lit d’effroi
je n’y suis pas
ne fouillez pas vers ma bouche
qui sait se faire lait pur
fruit mat mais aussi lueur de corbeau
et petite pluie de novembre
je n’y suis pas
ne demandez pas à la concierge
l’étage où habite la blessure
sans limites sans nom sans sommeil vrai
je n’y suis pas
ne tourmentez pas la nuit
pour qu’elle vous dise
sur quelle falaise s’effacent mes traces
sous quelle lune d’acide je soliloque
loque de voix
elle ne saurait rien répondre
je n’y suis pas
je suis ailleurs nulle part dans un ventre chaud
d’outre-univers
dans une nudité somptueuse implacable
dans une dimension inatteignable
par vos yeux
je suis dans un grand cimetière d’éléphants
qui ont la couleur de mes famines
de mes amours soies sombres déchirées de haut en bas
par une corne de cruauté aux froides résonances de métal
je suis enterré dans la glaise d’un paysage vocal
dans la luminosité stridente d’un ongle
dans la courbe d’un fleuve bu à la source
dans la chair d’aube d’une épaule émouvante à gémir doucement
pour ne pas réveiller les racines
dans le ciel de la voyageuse
dans les paumes absentes
je suis enterré dans un asile de cris écarlates
dans le poil de la peur
dans la lettre N qui est une galaxie un roman de la Table Ronde
dans la lettre N qui est la perle noire cachée dans l’huître du soleil
dans la lettre N qui est bambou de douleur monnaie de songe
et torche éclairant tendrement la paroi
dans la lettre N qui est Saint Jean d’Été
Ne me tuez pas de regards couteaux
ne me battez pas jusqu’à l’évanouissement
ne me jetez pour me distraire
des cacahuètes des rubans des morceaux de miroirs des fleurs
je n’y suis pas
je suis ailleurs
sur une terre que nulle souffrance d’homme
n’avait encore foulée
avant mon irruption brutale d’alcool farouche
d’incendie détraqué.
In 19 lettres brèves à Nora Nord
Contribution de PPierre Kobel
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