Tramonti d’Angèle Paoli, ce nouveau recueil paru aux Éditions Henry, frappe d’emblée par sa double tonalité, l’une solaire et l’autre sombre, contrepoint marquant au fil des poèmes. C’est une sorte de bouquet de sensations et d’émotions entre hier et aujourd’hui qu’Angèle Paoli entremêle et fait jouer en surimpression. En trois moments : « Soleils anciens », « Tramonti » et « Sous la peau comme une écharde ». Dans l’espace et dans le temps de sa marche solitaire sur les sentiers de la Corse, l’effet palimpseste court d’une page à l’autre : l’on passe du lointain de l’enfance à l’hiver d’une chasse au sanglier, du présent à l’imparfait, de l’hiver à l’été, de souvenirs à des interrogations sur la vie, l’amour, la mort.
Significative est l’entame dominée par cette touche du négatif qui travaille tout le recueil :
« Éclats d’émotion factice
sans indulgence ni espoir »
Le titre « Tramonti » qui veut dire « crépuscule » en corse connote l’idée de quelque chose qui finit, « portes entr’ouvertes sur l’obscur » ou « orée du soir ». D’où cette coloration de coucher de soleil intérieur qui imprègne ces vers. Quelque chose a été perdu et reste en souffrance. Est-ce l’enfance tapie dans les confins, est-ce cet amour blessé, est-ce l’épaisseur du temps passé qui, irrémédiablement, convoque « la démission de la jeunesse » ? Ou bien toutes ces choses à la fois ? Ces instantanés qui enracinent sa poésie dans le corps ne peuvent cacher les blessures de l’intime, « le vif des fêlures », « les amitiés [qui] se défont ».
L’on retrouve sa disposition sensuelle à capter la beauté et le génie du lieu de cette terre d’enfance redécouverte au quotidien. Il s’agit dans ses chemins buissonniers de se rendre attentive à tout ce qui vibre : « brûlure du maquis », « eldorado de couleurs », « mer couleur de gemme », « stridulation des cigales ». Mais Angèle Paoli n’a pas seulement humé, goûté, caressé, vu l’île. Cette terre originelle est, pour elle, moins à regarder qu’à vivre :
« la plage luit
ailleurs hier aujourd’hui encore
les morts entrent dans le sommeil »
La poète nous livre son sentiment du paysage, sa façon de l’investir, de l’arpenter vers les hauteurs enneigées du Cinto,
« cistes et arbousiers trouent
l’espace montagne en abrupt
au-delà du ciel »
Mais aussitôt, sur la page en vis-à-vis, retentit la résonance mélancolique de l’être :
« nous n’aborderons pas
aux rêves insolubles »
Ces poèmes sont placés sous le signe du passage du temps. Avec le retour presque lancinant du mot « temps » dans le recueil, avec l’exergue qui reprend une réflexion de Jean-Claude Caër1, nous sommes conviés à une expérience en profondeur. Celle du tragique simple de la perte des êtres, des séparations obligées, de l’érosion des sentiments. Singulière est l’image de l’effacement – « tu t’effaces », dit-elle de l’aimée. Jusqu’à la disparition, pourrions-nous dire à l’écoute de ces allitérations évocatrices : « traces silencieuses/sur la silice des mots ».
Dans le recueil, la mort et ses rituels de deuil déploient leurs visions ; le poème « Labyrinthe ciel ouvert » voit défiler des silhouettes silencieuses, formes sombres pour une étrange pavane, quasi surréaliste :
« la fratrie déambule […]
j’ouvre la marche
la défunte doucement couchée
sur mon bras »
Au-delà des morts et des blessures, comment vivre ? « Qu’est-ce qu’aimer ? » Poésie de l’interrogation, de l’incertitude, on le voit. L’angoisse est là, nommée, celle de traverser la fragilité du vivre. Celle de l’espoir insensé d’« élargir », d’« étirer » le temps, manière peut-être de le fixer, sans jamais atteindre ce « hors temps » qui n’appartient qu’à la grandeur de la nature. D’où cette teinte profondément humaine :
« faut-il s’inscrire
dans sa mort
pour mieux s’inscrire
dans sa vie ? »
Ici se tisse un rapport entre l’humeur et la terre : le sentiment océanique de la nature inséparable, dans le même élan, d’un besoin d’éclaircissement intérieur tendu, vibrant, fait d’éclats incessants. Tels ces « éclats » d’émotion, de vent, de mots, de paille, leitmotiv dans ces vers.
La parole poétique se tient dans l’écart entre l’évidence heureuse – bribes de bonheur, de l’enfance, en particulier – et la mélancolie. Mais la mélancolie est chez elle à l’opposé d’une pose romantique facile. Elle naît et vit de ces oppositions qui l’activent :
« ça crisse ça gémit ça grince
sur les cordes nouées du soir
infini désarroi de notes retenues »
Ce qui est sensible ici, c’est la tension du questionnement – « je cherche réponse », écrit-elle. Un exercice de lucidité sur fond de beauté solaire de la Méditerranée qui n’est pas sans rappeler l’amour et le désespoir de vivre du Camus de Noces. Et va jusqu’à suggérer dans le final la pensée de ce crépuscule qui nous attend tous.
Les variations de la pensée et du sentiment suivent l’image du labyrinthe présente fortement dans le recueil. Perte de repères qui n’est pas que physique, dans l’espace aride alentour. Elle touche aussi à l’être même qui écrit. C’est une image fondatrice chez elle, reliée à l’âge de l’enfance et à ses dessins puis à la culture grecque : la poète ne s’identifie-t-elle pas à Ariadnê qui aide Thésée à sortir du labyrinthe ? Mais, par une sorte de retournement, c’est elle qui se trouve sans fil ni liane, perdue ici dans le maquis de la vie.
Et si le lecteur, dans l’absence de ponctuation et de majuscules, dans ces blancs qui bousculent le rythme, dans ce mélange des pronoms personnels, a lui aussi l’impression d’être sans repères, c’est qu’Angèle Paoli lui laisse le soin d’explorer le sens par lui-même.
Point de poésie narcissique ici. Ainsi de cet amour dont nous saurons peu de choses, sinon le manque laissé par l’aimée :
« le sourire d’elle
me poursuit de son ombre
absence abandonnée aux désirs fuyants
des mots tus »
L’écriture est à la fois fluide et brusque, chargée de violence. La parole procède souvent par rebonds, fulgurances. Dans « Hallali » qui évoque une battue de sangliers, le cri de la bête dans le lointain, l’insupportable soif de sang des hommes, cette chute au scalpel nous saisit :
« j’ai froid jusque
dans le soleil »
Cette fluctuation favorisée par la marche, qui efface barrières et limites, se nourrit aussi des rêves présents en ces poèmes. Ceux des ancêtres comme ce trisaïeul, Dominique Baldassari, parti s’exiler du Cap Corse aux Amériques : dans « L’ombre portée du palmier bleu », le pouvoir de la nomination des patronymes ancestraux suffit à susciter le rêve d’ailleurs. Rêve d’Angèle Paoli elle-même, comme celui qui débute sur un tempo heureux, « au commencement il y a un rêve », empli de rires d’enfants et qui, quelques vers plus loin, tourne à la distorsion troublante :
« par les montagnes sans mémoire
à travers ciels sans limites
et souvenirs sans âge
visages sans regards
horizons sans nuages
routes et sentiers sans feu ni fin »
Reste l’écriture. Le « tramail des mots », selon la belle trouvaille qui associe travail de l’écriture et idée de tissage et de trame. Mais, pas plus qu’elle n’aime se laisser enfermer entre quatre murs, la poète ne se laisse emprisonner dans un carcan, quel qu’il soit. Elle prend des libertés avec les formes qu’elle n’hésite pas à mêler : poèmes brefs de quelques vers, « tombeau » au trisaïeul, poèmes-récits plus longs, tel le poignant « Il pleut des bombes », écrit en italiques, qui suggère un souvenir personnel d’enfant dans la guerre. Mélange aussi où se côtoient les langues, ainsi le corse, l’anglais du poème « Lullaby », berceuse fugace pour apaiser. Mélange également des temps des verbes, présent et passé. Loin des conventions, elle manie avec audace l’imparfait du poème : celui d’« Été brûlant » se coule, lumineux, dans ce temps du « cela a été ».
Il y a l’espoir de fixer ce qui a fait monde pour elle et ceux qu’elle a aimés :
« Je couds mes fils
avec mes mots
pour retenir l’instant lumière »
L’écriture aide à vivre en faisant revenir les moments, les voix, les êtres qui ont disparu. Mais elle ne peut faire oublier « l’obscène du corps » à la fin du recueil. Heureusement, en cette même page, pointera une note apaisée dans l’image de l’enfant qu’elle a été, toute au plaisir de dessiner. On pense en lisant ces vers au tableau de Gustav Klimt, " Les trois âges de la femme ".
Et la clôture du recueil fait advenir une acceptation plus sereine :
« elle pense à cet autre silence
le grand silence blanc
de l’écume »
C’est ce don généreux de sens et de mots que fait au lecteur Tramonti. Telle est la liberté grande d’une promenade intranquille où Angèle Paoli nous amène à regarder l’essentiel.
Internet
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Terres de femmes, le site d'Angèle Paoli
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Les éditions Henry
Contribution de Marie-Hélène Prouteau
1 « Il faut sans cesse écrire pour ralentir le cours du temps »