Isabelle Lévesque ouvre ce recueil sur le sortilège du site : « Aux Andelys, l’altitude ». D’emblée, l’envol du cœur vers les hauteurs. C’est que le lieu n’est pas anodin et que l’on ne naît pas et l’on ne grandit pas impunément dans l’ombre portée du Château-Gaillard, la forteresse de Richard Cœur-de-Lion. Fascination pour cette silhouette en surplomb, érigée sur la falaise. La poète qui y vit toujours consacre le recueil à ce haut lieu.
« Paysage-histoire » pour elle, comme l’Ardenne pour Julien Gracq, la Normandie citée dès le premier poème devient un carrefour de poésie, de géologie et d’histoire, sur fond de guerres entre roi de France et d’Angleterre. Paysage insolite qui la fait rêver devant l’épaisseur du temps - fossiles enchâssés dans la craie des « mers initiales ». Comme il enchante en elle les mythes de l’enfance, avec sa réserve d’images, « pont-levis », « tocsin », « mystère du passage » :
« longue forme avertie du passé
meurtrière du temps le rayon
des chevaux ralentis (herse tombée)
vide recours farouche »
Le livre est placé sous le signe de la dualité, du père et de la mère à qui elle le dédie, comme du lieu lui-même, « Grand et petit Andelys ». Reprise dans un autre poème, « Andeli deux terres ». Dualité encore du noir de l’encre, du blanc de la craie évoquée en de nombreux poèmes.
« Forme » et « vide » : voici deux mots-clés qui se retrouvent dans le recueil en quelques variantes. La forme vide renvoie à l’image de l’ossature contenue dans le titre, à cette force frappée de fragilité que la poète évoque dans l’exergue à Pierre Dhainaut :
« d’où vient cette force
également qui ronge, qui érige »
Se dessine de poème en poème un paysage ambivalent qui a la lourdeur de vieilles tours et la texture immatérielle de volées de vent s’engouffrant entre les murs de pierre encore debout :
« es-tu château
ou l’ombre du silence (forme humaine) »
Car cette ossature est ouverte en creux sur la profondeur du silence. « quel bruit rendu au silence » se demande la poète. La nature a repris ses droits, arbre, forêt, vignes. Apparaissent sans bruit le « papillon sur la fleur » ou les « fleurs protégées ». Isabelle Lévesque scrute ce silence, le recompose sur le mode du murmure : « soupirs », « long murmure », « sifflement » imaginé des flèches, « fibre musicale » de la pluie. Et ce fond presque sans bruit est soudain troué par les vers d’autres poètes. Double effet de surprise. C’est Paul Fort qui, avec deux vers des Ballades françaises, ravive la nostalgie des récitations d’école. C’est La Complainte de Richard Cœur-de-Lion qui fait surgir la saveur de la vieille langue française du 12e siècle :
« N’est pas merveille se j’ai le cuer dolant,
Quant mes sires tient ma terre en torment »
Isabelle Lévesque conjugue des poèmes longs et ponctués, dans la première et la dernière page et des poèmes réduits à quatre ou six vers, sans virgules ni points, ni majuscules, comme autant d’instantanés remontés des lointains de l’enfance. Dispersions, dislocations en minces bris. Son écriture hésite entre tensions jaillissantes et tressaillement tendre.
La vision poétique est unifiée, illuminée par cette présence tutélaire ferme et forte, « socle », « montagne », « falaise », synonyme de « Ce qui tient » et qui dresse ses « bâtons de craie », image singulière évoquant la construction alvéolée du château. De quoi impressionner au sens premier du terme la petite fille qu’elle fut. N’est-ce pas cette impression de « mystère » à jamais associée à ce château fort qu’elle laisse parler en elle, dans le phrasé naïf d’une chanson enfantine qui interroge cette étonnante silhouette :
« as-tu soupirs de géant
milliers d’insectes en gorge râpeuse
respirant la terre
le géant ne sent rien respire
chaque souffle expire
une pierre »
Voilà qui va dans la tonalité de la complainte et de la ballade et s’accorde bien à la voix poétique choisie ici par Isabelle Lévesque. Peut-être faut-il entendre en ces rythmes chantés la naissance de ce qu’elle nomme la « fibre musicale » de son propre vers ?
Chez elle, la vision est également nourrie par les histoires racontées par le père disparu et ses dessins dont Isabelle Lévesque restitue 26 encres posées en « souvenirs pieux » sur la blancheur de la page. Comme si le dessin paternel à l’encre de Chine et les mots écrits par la poète entraient en correspondance, se prolongeaient au-delà de la mort. Magie de ce qui se transmet par l’entremise de « l’encre », celle de l’école, celle des dessins, celle de sa propre écriture. Le mot « trace » revient souvent, brouillant les pistes, les temporalités. Est-on dans l’histoire, dans la conquête de la Normandie ou le démantèlement du château ? Ou bien dans les légendes des premiers âges :
« L’enfance a ses contes, elle mêle les histoires, renoue le passé et le présent ».
L’histoire du château revisitée, décomposée et recomposée en imagination devient matière poétique. Comme celle de « la Seine entre deux rives » et de la « ville-falaise », « monde-carte » racontée par le père. Corps fluvial et corps minéral marquent ainsi la répétition du signe deux inscrite au cœur de son imaginaire. Il y a là le déclencheur initial qui met en branle les images de l’attaque du château, « guerre », « siège », « huile versée », les mêle au détour d’un poème à une « marelle », à la « forêt » et au loup ou bien évoque dans le premier texte une « levée de boucliers » bien étrange puisque ce sont les oiseaux qui sont les assaillants.
En définitive, ce que nous dit la poète, c’est l’origine :
« l’écriture naît aux Andelys ».
Ou bien :
« À mon père, l’écriture sur la crête d’une énigme. »
Avec cette « ossature du silence » qui depuis toujours la fascine - expression répétée trois fois dans le recueil- le désir d’écrire a trouvé « forme », au sens artisanal du terme. Forme vide : « tout [est] à naître », écrit Isabelle Lévesque. Son écriture poétique dès lors va se tenir au plus près, en équilibre sur la falaise des vers. Comment mieux dire que ce haut lieu signifiant devient objet textuel et se fait métaphore du poème, lui aussi objet double, car il est fait de matière, sonore, scripturale et à la fois immatériel ?
La parole essentielle a eu lieu : « Pour retrouver tout ce qui fut ». Le livre peut désormais se clore sur les figures du père et de la mère évoqués par un simple trait. Puissance de la métonymie de l’ultime vers du recueil :
« À chacun, sa fibre. Dessin, geste tendre. »
Tout est dit : cette double expression de tendresse parentale se passe de mots et laisse place au silence. De ce grimoire originel du château, Isabelle Lévesque a fait, à sa manière syncopée et vibrante, l’ossature du poème.
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Ossature du silence, préface de Pierre Dhainaut, encres de Claude Lévesque, © Les Deux-Siciles, 2012
Internet
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La Pierre et le Sel : Isabelle Lévesque, de la terre à la lumière
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Une recension d'Ossature du silence par Angèle Paoli
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Sur Terre à ciel
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Un article de Bernard Demandre sur Mediapart
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Un article de Sabine Huynh sur Recours au poème
Contribution de Marie-Hélène Prouteau
inspiré d'un de mes propres textes ainsi qu'un de ceux d'I Levesque , présent sur cette page
' la mémoire des gisants"
Les gisants ont la mémoire lourde,
la mémoire si lourde
qu'elle les maintient au sol.
Leur souffle ne résonne
qu'avec celui des millénaires ,
et ils expirent des pierres,
dans leur légende.
Ils paraissent assoupis,
voisinent avec d'anciens volcans,
recouverts d'une forêt insouciante du feu ,
couvant quelques kilomètres en dessous.
Certaines de leurs roches
ont des rides, des failles
dûes à leur grand âge,
où les eaux de pluie s'infiltrent.
Les gisants ont ainsi toujours à boire,
même si leur chevelure d'herbes
fait croire, en surface
à la sécheresse la plus âpre.
Ils sont souvent habillés
de manteaux de terre fertile,
aimable et moelleuse,
où de petits rongeurs,
comme des myriades d'insectes
trouvent un abri.
Ils se perpétuent comme une famille
aux cousinages lointains .
C'est une faune téméraire,
munie d'ailes, de carapaces
et de rostres qui témoigne de la vie,
si bien qu'en examinant leurs fossiles
on peut deviner les caprices du climat,
déduire l'avancée des glaces,
le retrait d'une mer.
Tout cela a existé,
s'est évanoui, reviendra peut-être
dans un jour perdu dans les brumes,
car l'éternité se pare
d'allers et retours .
Se pourrait-il que les gisants
se relèvent un jour,
pour se dresser en aiguilles sauvages ?
Rien n'est impossible,
mais ils n'auront pas perdu
pour autant, leur mémoire.
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RC
Rédigé par : René Chabrière | 26 décembre 2020 à 13:59