Quand depuis des semaines, les médias nous informent au quotidien de la pluie de bombes que reçoivent les habitants d’Alep et quand notre colère de cette situation bute l’inertie programmée des grandes puissances dont les intérêts géopolitiques priment sur la moindre humanité, il ne reste pour pallier à notre impuissance que les mots de la poésie, toujours debout, toujours présente à l’actualité.
Jean Grosjean
Où étais-tu…
Où étais-tu quand les reîtres m’ont dit : Allons saccager les villages, et que l’après-midi fit tourner sur moi l’ombre d’un if ennuyé ?
Qu’attendais-tu à la fin d’un hiver dont s’attardait la neige dans les bois derrière qui je sentais monter ma peur ?
J’appris le désespoir contre un pan de mur en regardant les moissons frissonner de coquelicots que tu ne connus pas.
Et qui serait venu chasser les guêpes d’une treille dont les grappes violaçaient à ton insu ?
Jamais personne, sauf peut-être un défunt, ne retrouvera au fond des temps perdus les sites où tu me fis défaut.
Mais perdrons-nous la trace de ces heures dont ta voix fut la braise et dont ton corps ne sera que la cendre ?
Il suffisait que tu bouges ta jambe dans l’herbe pour qu’une centaurée fleurisse ou qu’un soleil descende boire à la source.
Les semaines n’ont plus été que le visage dont tu tournais vers moi les déchirements de lumière et de nuit.
Comment s’enfuient tant de lentes années pour ne laisser de moi que ma mémoire terrible comme ton cœur ?
Mais notre jour qui fut tous les jours neuf ne peut cesser quand bien le merle enroué chanterait nos tombes sous l’averse.
In Élégies, © Gallimard, 1967
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Pierre Emmanuel
Je me suis reconnu (extraits)
Le tyran a posé devant lui ses mains nues
et, seul devant ces mains étrangères, ces Mères
presque exsangues sur le drap pourpre des nations,
seul contre ces ménades pâles de l’histoire
dont l’ombre lacère sans trêve l’univers,
il fixe leur blancheur funèbre dans les âges
il sent la nuit grandir derrière elles, le sang
les soulever jusqu’au regard de dieu qui juge !
Les siècles neigeront en vain sur ces déserts
et le sang vainement saturera leur poudre,
ils sont blancs jusqu’au sang même dont ils sont teints
et nus, jusqu’à la mousse aride des armées :
rien n’ose les vêtir devant l’éternité,
pas même le Sang pur de la miséricorde.
Vertige aux innombrables mains, son Ombre immense
agrippe le tyran sans yeux, sans voix, sans mains.
(Son orbite est le creux des vents visionnaires,
son mutisme le seuil béant de la clameur :
la bouche noire il crie les foules, hérissées
de moignons si pareils aux siens, et qu’elles tendent
vers lui, dérision majeure !). L’Ombre est vide
à pic-horizontal où croulent les armées.
Ah ! Saisir ce rameau de ciel qui se balance
ce Signe ultime avant la chute illimitée !
Hélas ! L’homme est sans mains, le monde sans mémoire
l’Ombre aspire en avant le tyran fasciné,
il tombe dans la haine et la gloire : si dure
la surface de son orgueil, que pas un pli
n’en tressaille dans l’avenir. Ainsi la pierre
en sa lourde immobilité tombe sans fin,
ainsi croulent debout dans leur néant sonore
tant de statues coulées de l’airain des nuées
In Combats avec tes défenseurs, © Bruno Doucey, 2016, p.57
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Sophia de Mello Breyner
Voici le temps…
Voici le temps
De la jungle la plus obscure
Même l’air bleu devint barreaux
Et impure la lumière du soleil
Voici la nuit
Dense de chacals
Lourde d’amertume
Voici le temps où les hommes renoncent.
In Malgré les ruines et la mort, © La Différence, 2000, p.179
Traduction Joaquim Vital
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Contribution de PPierre Kobel
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