Après la publication du remarquable ensemble de textes rassemblés dans Les Techniciens du sacré, c’est à la poésie traditionnelle des Indiens d’Amérique du Nord que s’attache Jerome Rothenberg dans Secouer la citrouille. « Les poèmes Apaches, Navajos, Incas, Inuits, sont plus que de la poésie, plus que de la littérature : par leur dimension sacrée et pratique, ils sont une manière d’être au monde, remèdes, prières, thérapies, chants et danses pour exprimer tous les instants de l’existence, les circonstances joyeuses, dramatiques, la paix ou la guerre, le cycle des saisons. » écrit Véronique Pittolo dans une note de lecture publiée dans Poezibao. Là où la poésie occidentale est le plus souvent une expression individuelle, le résultat d’une pensée unique, on trouve dans cette anthologie, des voix multiples qui participent ensemble, par un échange constant, de la construction du monde. Des voix qui redisent combien la poésie est une parole indispensable à tous les aspects de la vie, de la métaphysique et des croyances qu’elles entraînent à la résolution du quotidien.
Dans sa préface de 1990, Jerome Rothenberg écrit : « une tradition vivante est un collage virtuel de coutumes anciennes et nouvelles, d’époques et de lieux nombreux. […] J’ai tâché de faire entrer quelque chose de ce mélange dans les œuvres présentées ici : un sentiment du caractère hybride de toute poésie — de toute culture peut-être — et de sa métamorphose au cours des siècles. » Une façon de rappeler combien c’est par le dialogue et la rencontre qu’évoluent les sociétés et non pas par les replis identitaires et les exclusions. Il y a dans cette proposition de textes le signe d’un métissage dont la poésie devrait toujours se préoccuper et s’honorer.
On notera de plus le rôle très important des traducteurs que demande cet ouvrage. On sait combien il est difficile de traduire la poésie. On trouve ici un travail sur le langage qui ouvre grand sur le monde.
Alonso Gonzales Mó
Maya
Conversations en Maya
Je vais t’apporter quelque chose,
j’ai envie de parler le maya comme ceci.
Quand j’aurai fini, je traduirai en espagnol
et en anglais.
Pour faire tout cela, tu dois écrire chaque vers sur le papier,
exactement comme je suis en train de te le dire.
Je vais parler avec toi de choses qui sont grandes.
Je vais parler avec toi de choses qui sont petites.
Il y a des choses étranges ;
il y a des choses normales.
Peut-être est-il possible de mettre une petite histoire sur le papier comme ceci,
voilà qui est bien.
Ou s’il n’est pas possible d’extraire une petite histoire, voilà qui est bien aussi.
Ainsi en sera-t-il.
Peut-être devras-tu écrire vingt pages pour une seule chose ;
il te faudra le faire.
Et de même, si tu dois écrire une seule page sur quelque chose,
je te l’apporterai aussi.
Je veux t’apporter beaucoup de choses en maya.
J’ai envie de voir comment sortent les mots.
J’ai envie d’apprendre comment fonctionnent les mots.
J’ai envie de comprendre comment on les envoie partout dans le monde.
In Secouer la citrouille, © Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2015, p.188
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Aztèque
Poème pour la mère des dieux
Ô fleur en or ouverte
elle est notre mère
dont les cuisses sont saintes
dont le visage est un masque sombre.
Elle est venue de Tamoanchan,
le premier endroit
où tous soient descendus
où tout est né.
Ô fleur en or en fleur
elle est notre mère
dont les cuisses sont saintes
dont le visage est un masque sombre.
Elle est venue de Tamoanchan
Ô fleur blanche ouverte
elle est notre mère
dont les cuisses sont saintes
dont le visage est un masque sombre.
Elle est venue de Tamoanchan,
le premier endroit
où tous soient descendus
où tout est né.
Ô fleur blanche en fleur
elle est notre mère
dont les cuisses sont saintes
dont le visage est un masque sombre.
Elle est venue de Tamoanchan
…............................................
Elle se pose sur le cactus rond,
elle est notre mère
le papillon d’obsidienne noire.
Oh nous l’avons vue tandis que nous errions
sur les Neuf Plaines,
elle se nourrissait de cœurs de daims.
Elle est notre mère,
la déesse terre.
Elle est habillée
de plumes
elle est enduite d’argile.
Dans les quatre directions du vent
les flèches sont brisées.
Ils ont vu en toi un daim
sur la terre stérile,
ces deux hommes, Xiuhnel et Mimich.
Version anglaise d’Edward Kissam
In Secouer la citrouille, © Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2015, p.305
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Cora
Danse des dieux de la pluie
à présent les penseurs nos vieillards se rappellent
les dieux qu’on nomme danseurs
appelons les danseurs
qui parlent et pensent
faisons-les venir
depuis leur ciel lointain
appelons les dieux de la pluie
expliquons le problème
les danseurs reçoivent le message
ils mettent leurs vêtements leurs couronnes
leurs plumes donneuses de vie noires comme la nuit
blanches comme le nuage
voilent leur visage de perles
parlent
ils ont le visage radieux
ils prennent la grande croix le grand hochet
là-bas dans leur ciel lointain
ils se concentrent
sur l’est d’en haut
puis se lèvent haut à l’est
radieux comme la vie avec leurs plumes
ils descendent parler à la terre
voyez les arbres donneurs de vie
se lever
s’aligner sur leur chemin
de beaux figuiers de beaux tukas
de beaux anapas le long de leur chemin
beau le roseau
qui monte
plein de vie le bananier
roseau donneur de vie
se dresse là-bas
puis les danseurs apparaissent
en bas à l’est
s’arrêtent pour attendre mère et frère aîné
« dansez les dieux
faites tomber la pluie
dansez les danseurs
descendez sur votre terre »
ils attendent les violons
que les violons jouent
à présent ils les entendent
le son des violons
le son qu’on appelle « mots »
ils l’écoutent
ils se mettent à danser
à présent elle résonne sur leur terre
la danse des « danseurs »
qui se disent dieux de la pluie
et quand c’est fini
ils s’en vont
tout en parlant ils s’en vont
vers l’ouest
voir Tsevimoa
la déesse
assise sur sa pierre de pluie
se dissipent à l’ouest
avec toutes leurs pensées
et les penseurs nos vieux
les y laissent
au pouvoir de leur pensée
s’en retournent vers l’est vers l’autel
achèvent
une bonne journée de travail
Version anglaise d’Anselm Hollo
In Secouer la citrouille, © Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2015, p.418
Bibliographie partielle
- Jerome Rothenberg, Les Techniciens du sacré, © José Corti, 2007
Internet
- Dans La Pierre et le Sel : Un jour, des textes | Jerome Rothenberg | Les Techniciens du sacré
- Dans Poezibao : Les Techniciens du sacré, de Jerome Rothenberg (par Florence Trocmé)
- Dans Poezibao : (note de lecture) Jerome Rothenberg, « Secouer la citrouille » et Renaud Ego, « L’Animal voyant », par Véronique Pittolo
- Dans lelitteraire.com : Jerome Rothenberg, Journal seneca & Secouer la citrouille
Contribution de PPierre Kobel
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