David Diop (Sénégal)
Afrique mon Afrique
Afrique des fiers guerriers dans les savanes ancestrales
Afrique que chante ma grand-mère
Au bord de son fleuve lointain
Je ne t’ai jamais connue
Mais mon regard est plein de ton sang
Ton beau sang noir à travers les champs répandu
Le sang de ta sueur
La sueur de ton travail
Le travail de l’esclavage
L’esclavage de tes enfants
Afrique dis-moi Afrique
Est-ce donc toi ce dos qui se courbe
Et se couche sous le poids de l’humilité
Ce dos tremblant à zébrures rouges
Qui dit oui au fouet sur les routes de midi
Alors gravement une voix me répondit
Fils impétueux cet arbre robuste et jeune
Cet arbre là-bas
Splendidement seul au milieu des fleurs
Blanches et fanées
C’est l’Afrique ton Afrique qui repousse
Qui repousse patiemment obstinément
Et dont les fruits ont peu à peu
L’amère saveur de la liberté.
In Coups de pilon
****
Tchicaya U Tam’si (Congo)
Présence
N’ayant pas trouvé d’hommes
sur mon horizon
j’ai joué avec mon corps
l’ardent poème de la mort
j’ai suivi mon fleuve
vers des houles froides et courantes
je me suis ouvert au monde
des algues
où grouillent des solitudes
Aux solitudes ouvrez les halliers
Au soleil
ouvrez ma chair
Au sang mûr des révoltes
le sperme réel par des souffles m’assimile
aux levures des feuilles et des tornades
ma chevelure rêche à tous les vents
s’arc-boute
mes mains humides à tous les germes
portent mes pieds profonds à toutes les latitudes
à toutes les latitudes
la mort lente avec ses soleils richissimes m’assimile
présence truquée
je serai perfide
puis dieu des armées
le christ m’a trahi
en se laissant trouer la peau
qui voulait qu’on fît la preuve de sa mort
christ traître
voici ma chair de bronze
et mon sang fermé
par d’innombrables moi cuivre et zinc
par les deux pierres de mon cerveau
éternel par ma mort lente
poisson-cœlacanthe
un parfum de verveine et de biche
me tourmente et j’entends tard naître des voix
dans le jour
le jour passe le zénith
avec un savant cortège de cigales
si je m’écoutais c’est le moment de l’adieu
mais non j’ai encore une tâche
In Feux de brousse
Le thème du Printemps des Poètes 2017 est l’occasion de s’arrêter à des poésies aussi méconnues qu’elles sont riches et diverses. L’anthologie 120 nuances d’Afrique construite par Bruno Doucey, Christian Poslaniec et Nimrod nous offre une palette de textes ouverte à toutes les frontières du continent noir, y compris celle de l’ailleurs où les migrations et l’esclavage ont conduit des millions d’hommes avec leurs langues et leurs cultures.
De l’Afrique méditerranéenne à l’Afrique australe en passant par celle des déserts, des golfes et des Grands Lacs, de l’Afrique des îles à l’Afrique américaine, il y a une géographie linguistique, ethnique, religieuse, artistique traversée par les mouvements de l’histoire.
Birago Diop (Sénégal)
Souffles
Écoute plus souvent
les choses que les êtres.
La voix du feu s’entend,
entends la voix de l’eau,
écoute dans le vent
le buisson en sanglots.
C’est le souffle des ancêtres...
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis,
ils sont dans l’ombre qui s’éclaire
et dans l’ombre qui s’épaissit,
les morts ne sont pas sous la terre :
ils sont dans l’arbre qui frémit,
ils sont dans le bois qui gémit.
ils sont dans l’eau qui coule,
ils sont dans l’eau qui dort,
ils sont dans la cave, ils sont dans la foule :
les morts ne sont pas morts.
Écoute plus souvent
les choses que les êtres.
La voix du feu s’entend,
entends la voix de l’eau,
écoute dans le vent
le buisson en sanglots.
C’est le souffle des ancêtres,
le souffle des ancêtres morts,
qui ne sont pas partis,
qui ne sont pas sous terre,
qui ne sont pas morts.
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis,
ils sont dans le sein de la femme,
ils sont dans l’enfant qui vagit
et dans le tison qui s’enflamme.
Les morts ne sont pas sous la terre,
ils sont dans le feu qui s’éteint,
ils sont dans les herbes qui pleurent,
ils sont dans le rocher qui geint,
ils sont dans la forêt, ils sont dans la demeure :
les morts ne sont pas morts.
Écoute plus souvent
les choses que les êtres.
La voix du feu s’entend,
écoute la voix de l’eau,
écoute dans le vent
le buisson en sanglots.
C’est le souffle des ancêtres.
In Leurres... et lueurs, © Présence africaine, 1960
Aujourd’hui, à l’heure où l’Afrique se cherche encore entre soubresauts postcoloniaux et volonté d’indépendance, entre intérêts économiques et affirmation d’une identité culturelle, la parole des 129 poètes de cette anthologie donne à lire des textes à la forte expression, où la présence féminine est particulièrement importante.
Amina Saïd (Tunisie)
je n’ai pas choisi…
je n’ai pas choisi de naître
mais je dois accepter et la vie et la mort
je n’ai pas choisi le jour l’heure le lieu
ou l’époque de ma venue au monde
ni choisi le nom que je porte
ou mon sexe ou la couleur de mes yeux
mais faire des prédictions cela je l’ai voulu
j’espère et désespère dans le même temps
je fais des rêves étranges qui chassent le sommeil
j’ai des moments de long silence
puis les mots se bousculent sur mes lèvres
il est pénible de ne pas être entendue
ma parole n’est pourtant pas trompeuse
elle est dans la douleur du monde
il me faut garder une vision limpide
parler le langage de l’âme
qui est lumière et sagesse
sans quoi la stupeur et le désarroi
me rendront muette à jamais
je suis née femme ma parole
est dans la douleur du monde
In Clairvoyante dans la ville des aveugles. 17 poèmes pour Cassandre, le Petit Véhicule, 2015
120 nuances d’Afrique, © Bruno Doucey, 2017, p.18
Puisant leurs sources au creuset de l’oralité, des croyances premières, puisant aux mémoires anciennes et dans les généalogies fondatrices, marquées au fer par les cultures colonisatrices, les poésies africaines ont su faire de cette histoire particulière une richesse qui donne sa puissance et sa force percussive à leur écriture.
Ndèye Coumba Diakhaté (Sénégal)
Griot de ma race
Je suis griot de ma race :
Poète, troubadour ;
Je chante très haut ma race, mon sang,
Qui clame qui je suis.
Je suis… bois d’ébène,
Que ne consume le feu lent du mensonge.
Je suis… la latérite rouge du sang farouche de mes ancêtres.
Je suis… la brousse inviolée,
Royaume des singes hurleurs.
Pas le Nègre des bas quartiers,
Relégué dans la fange fétide, la suie qui colle ;
Là-bas, dans la ville grise, qui accable, qui tue.
Je suis… qui tu ignores :
Soleil sans leurre ; pas de néon hypocrite.
Je suis… Le clair de lune serein, complice des ébats nocturnes,
je suis le sang qui galope, se cabre d’impatience
Dans le dédale de mes artères.
Je suis qui tu ignores.
Je crache sur l’esprit immonde.
Et voici que je romps les chaînes,
Et le silence menteur
Que tu jetas sur moi.
Filles du soleil, Nouvelles éditions africaines, Dakar, 1980
120 nuances d’Afrique, © Bruno Doucey, 2017, p.52
On y trouve l’ensemble des thématiques qui impriment aujourd’hui son histoire politique, sociale, économique : la pauvreté, les guerres et les massacres, l’exil et l’émigration, mais aussi le refus de la soumission, les revendications et l’appel un avenir positif.
Joseph Miézan Bognini (Côte d’Ivoire)
Chante pour moi ce soir le beau chant d’espoir,
Où je vis mon passé — où mon cœur se révolte.
Réunir des hibiscus dans un fleuve
Où descend ma longue plainte,
Je vivrai à ton heure et toi de mon amour.
Quelle âme solitaire en son dernier asile ?
Quelle est la clémence qui fleurira
Ma blessure de soins et de tendresse ?
Je me dépouille de la rivière lente
Dans la glaise où bout l’essor,
Où mon corps est ce mal endurci,
Où la mort fait silence.
Tout ton amour pour toi s’y repose
Et toute l’enfance est une richesse,
À la lisière d’une marguerite
Où l’oiseau chante son absence.
Qui se regarde, se veut harmonieusement beau
Et son passé n’a pas de siège.
Afrique — l’étoile qui gicle
Dans la montagne,
La flamme qui jaillira demain.
in Ce dur appel de l’espoir © Présence Africaine
Bibliographie partielle
- Bruno Doucey, Nimrod, Christian Poslaniec, 120 nuances d’Afrique, © Bruno Doucey, 2017
- David Diop, Coups de pilon, © Présence africaine
- Birago Diop, Leurres… et lueurs, © Présence africaine, 1960
- Tchicaya U Tam’si, Feux de brousse, © Caractères, 1957
Contribution de PPierre Kobel
Commentaires