« Que tous les hommes mangent est une bonne chose, mais il faut que tous les hommes accèdent au savoir, qu’ils profitent de tous les fruits de l’esprit humain, car le contraire reviendrait à les transformer en machines au service de l’état, à les transformer en esclaves d’une terrible organisation de la société. » Ces propos que tenait Federico Garcia Lorca en 1931 sont prémonitoires de ce que fut sa mort quelques années plus tard quand les phalangistes franquistes voulurent faire taire à travers lui la liberté et la richesse de la parole poétique.
La Romance somnambule fait partie du Romancero gitan. Garcia Lorca disait de ce texte : « J’ai voulu fondre le narratif et le lyrique, sans que mes “Romances” perdent en qualité. Cela est particulièrement réussi dans le “Romance sonámbulo”, où il y a une grande sensation d’anecdote et une ambiance aiguë et dramatique, et personne ne sait ce qui s’y passe, même pas moi ».
On trouvera ci-après le poème original ainsi que trois traductions qui en ont été faites.
Romance Sonámbulo
Verde que te quiero verde.
Verde viento. Verdes ramas.
El barco sobre la mar
y el caballo en la montaña.
Con la sombra en la cintura
ella sueña en su baranda,
verde carne, pelo verde,
con ojos de fría plata.
Verde que te quiero verde.
Bajo la luna gitana,
las cosas la están mirando
y ella no puede mirarlas.
Verde que te quiero verde.
Grandes estrellas de escarcha
vienen con el pez de sombra
que abre el camino del alba.
La higuera frota su viento
con la lija de sus ramas,
y el monte, gato garduño,
eriza sus pitas agrias.
¿Pero quién vendra? ¿Y por dónde...?
Ella sigue en su baranda,
Verde came, pelo verde,
soñando en la mar amarga.
— Compadre, quiero cambiar
mi caballo por su casa,
mi montura por su espejo,
mi cuchillo per su manta.
Compadre, vengo sangrando,
desde los puertos de Cabra.
— Si yo pudiera, mocito,
este trato se cerraba.
Pero yo ya no soy yo,
ni mi casa es ya mi casa.
— Compadre, quiero morir
decentemente en mi cama.
De acero, si puede ser,
con las sábanas de holanda.
¿No ves la herida que tengo
desde el pecho a la garganta?
— Trescientas rosas morenas
lleva tu pechera blanca.
Tu sangre rezuma y huele
alrededor de tu faja.
Pero yo ya no soy yo,
ni mi casa es ya mi casa.
— Dejadme subir al menos
hasta las altas barandas;
¡dejadme subir!, dejadme,
hasta las verdes barandas.
Barandales de la luna
por donde retumba el agua.
Ya suben los dos compadres
hacia las altas barandas.
Dejando un rastro de sangre.
Dejando un rastro de lágrimas.
Temblaban en los tejados
farolillos de hojalata.
Mil panderos de cristal
herían la madrugada.
Verde que te quiero verde,
verde viento, verdes ramas.
Los dos compadres subieron.
El largo viento dejaba
en la boca un raro gusto
de hiel, de menta y de albahaca.
¡Compadre! ¿Donde está, díme?
¿Donde está tu niña amarga?
¡Cuántas veces te esperó!
¡Cuántas veces te esperara,
cara fresca, negro pelo,
en esta verde baranda!
Sobre el rostro del aljibe
se mecía la gitana.
Verde carne, pelo verde,
con ojos de fría plata.
Un carámbano de luna
la sostiene sobre el agua.
La noche se puso íntima
como una pequeña plaza.
Guardias civiles borrachos
en la puerta golpeaban.
Verde que te qinero verde.
Verde viento. Verdes ramas.
El barco sobre la mar.
Y el caballo en la montaña.
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Romance somnambule
Vert et je te veux vert.
Vent vert. Vertes branches.
Le bateau sur la mer,
le cheval dans la montagne.
L’ombre autour de la ceinture,
elle rêve à son balcon,
chair verte, verts cheveux
avec des yeux d’argent froid.
Vert et je te veux vert.
Dessous la lune gitane,
toutes les choses la regardent
mais elle ne peut pas les voir.
Vert et je te veux vert.
De grandes étoiles de givre
suivent le poisson de l’ombre
qui trace à l’aube son chemin.
Le figuier frotte le vent
à la grille de ses branches
et la montagne, chat rôdeur,
hérisse ses durs agaves.
Mais qui peut venir ? Et par où ?
Elle est là sur son balcon,
chair verte, cheveux verts,
rêvant à la mer amère.
L’ami, je voudrais changer
mon cheval pour ta maison,
mon harnais pour ton miroir,
mon couteau pour ta couverture.
L’ami, voilà que je saigne
depuis les cols de Cabra.
Si je le pouvais, petit,
l’affaire serait déjà faite.
Mais moi je ne suis plus moi
et ma maison n’est plus la mienne.
L’ami, je voudrais mourir dans
mon lit, comme tout le monde.
Un lit d’acier, si possible,
avec des draps de hollande.
Vois-tu cette plaie qui va
de ma poitrine à ma gorge ?
Il y a trois cents roses brunes
sur le blanc de ta chemise.
Ton sang fume goutte à goutte
aux flanelles de ta ceinture.
Mais moi je ne suis plus moi et
ma maison n’est plus la mienne.
Laissez-moi monter au moins
jusqu’aux balustrades hautes.
De grâce, laissez-moi monter
jusqu’aux vertes balustrades.
Jusqu’aux balcons de la lune
là-bas où résonne l’eau.
Ils montent déjà, tous les deux,
vers les balustrades hautes.
Laissant un sentier de sang.
Laissant un sentier de larmes.
Sur les toitures tremblaient
des lanternes de fer-blanc.
Mille tambourins de verre
déchiraient le petit jour.
Vert et je te veux vert,
vent vert, vertes branches.
Ils ont monté, tous les deux.
Le vent laissait dans la bouche
un étrange goût de fiel,
de basilic et de menthe.
L’ami, dis-moi, où est-elle ?
Où est-elle, ta fille amère ?
Que de fois elle t’attendait !
Que de fois elle a pu t’attendre,
frais visage, cheveux noirs,
à la balustrade verte !
Sur le ciel de la citerne
la gitane se berçait.
Chair verte, cheveux verts
avec ses yeux d’argent froid.
Un petit glaçon de lune
la soutient par-dessus l’eau.
La nuit devint toute menue,
intime comme une place.
Des gardes civils ivres morts
donnaient des coups dans la porte.
Vert et je te veux vert.
Vent vert. Vertes branches.
Le bateau sur la mer,
le cheval dans la montagne.
Traduction de Claude Esteban
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Romance somnambule
Vert c’est toi que j’aime vert.
Vert du vent et vert des branches.
Le cheval dans la montagne
et la barque sur la mer.
L’ombre jusqu’à la ceinture,
elle rêve à sa balustrade,
vert visage, cheveux verts,
prunelles de froid métal.
Vert c’est toi que j’aime vert.
Et sous la lune gitane
tous les objets la regardent,
elle qui ne peut les voir.
*
Vert c’et toi que j’aime vert.
De grandes étoiles de givre
escortent le poisson d’ombre
qui ouvre la voie de l’aube.
Le figuier frotte le vent
avec sa râpe de branches.
Le mont, comme un chat sauvage,
hérisse tous ses agaves.
Mais qui viendra ? Et par où ?…
Toujours à sa balustrade,
vert visage, cheveux verts,
la mer est son rêve amer.
*
Compagnon, je veux changer
mon cheval pour sa maison,
mon harnais pour son miroir
et mon poignard pour son voile.
Compagnon, j’arrive en sang
depuis les cols de Cabra.
Si je pouvais, mon garçon,
j’accepterais ce marché.
Mais je ne suis plus moi-même,
ma maison n’est plus la mienne.
Compagnon, je veux mourir
dans mon lit, bien décemment.
Un lit au sommier d’acier
avec des draps de hollande.
Vois-tu cette plaie que j’ai
de la poitrine à la gorge ?
Je vois trois cents roses brunes
fleurir ta chemise blanche.
La laine de ta ceinture
a pris l’odeur de ton sang.
Mais je ne suis plus moi-même,
ma maison n’est plus la mienne.
Laissez-moi monter au moins
vers les hautes balustrades,
laissez, laissez-moi monter
jusqu’aux vertes balustrades !
Aux balustres de la lune
d’où l’eau tombe avec fracas.
*
Les deux compagnons s’élèvent
vers les hautes balustrades.
Laissant des traces de sang.
Laissant des traces de larmes.
Quelques lanternes d’étain
tremblotaient sur les terrasses.
Mille tambourins de verre
blessaient le petit matin.
*
Vert c’est toi que j’aime vert,
vert du vent et vert des branches.
Les deux compagnons montaient.
Dans leur bouche le grand vent
laissait comme un goût de fiel,
de basilic et de menthe.
Compagnon, dis, où est-elle,
ta fille, ta fille amère ?
Que de fois elle t’attendit !
Que de fois elle t’espéra,
frais visage, cheveux noirs,
à la verte balustrade !
*
Sur la face de la citerne
se balançait la gitane.
Vert visage, cheveux verts,
prunelles de froid métal.
Un mince glaçon de lune
la soutient à la surface.
La nuit se fit plus intime
comme une petite place.
Ivres, des gardes civils
cognaient aux portes, là-bas…
Vert c’est que j’aime vert.
Vert du vent et vert des branches.
Le cheval dans la montagne.
Et la barque sur la mer.
Traduction d’André Belamich — Gallimard, 1961
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Romance somnambule
Vert je te désire vert.
Vert le vent. Verts les branchages.
Et le bateau sur la mer,
le cheval dans la montagne.
Elle a l’ombre sur la taille
et rêve à la balustrade,
verte chair et verts cheveux,
pupilles d’argent glaciales.
Vert je te désire vert.
Dessous la lune gitane,
elle ne peut voir les choses
et les choses la regardent.
*
Vert je te désire vert.
Le givre en grandes étoiles
vient avec le poisson d’ombre
ouvrir la voie matinale.
Le figuier frotte son vent,
le râpe de ses branchages.
La montagne, chat voleur,
hérisse ses surs agaves.
Mais qui viendra ? Et par où… ?
Toujours à sa balustrade,
verte chair et verts cheveux,
elle songe à la mer âpre.
*
Compère, je veux troquer :
pour mon cheval, ta baraque,
mon couteau, ta couverture,
et ma monture, ta glace.
Depuis les ports de Cabra,
compère, sanglant je passe.
Si je pouvais, petit gars,
que cette affaire se fasse !
Mais moi je ne suis plus moi,
moi je n’ai plus de baraque.
Compère, je veux mourir
dedans mon lit, respectable.
Un lit de fer, si possible,
et de bons draps confortables.
Ne vois-tu pas ma blessure,
du cou jusqu’au torse entaille ?
Trois cents roses ténébreuses
couvrent ton plastron blanchâtre.
On sent l’odeur de ton sang
suintant de ton bandage.
Mais moi je ne suis plus moi.
Et je n’ai plus ma baraque.
Laisse-moi monter au moins
vers les hautes balustrades,
laisse-moi monter ! monter
jusqu’aux vertes balustrades !
Aux garde-fous de la lune
par où les eaux sonnent grave.
*
Alors montent les compères
vers les hautes balustrades.
Laissant un sentier de sang.
Laissant un sentier de larmes.
Des lanternes de fer-blanc
tremblotaient sur les terrasses.
Mille tambours de cristal
blessaient l’heure matinale.
*
Vert je te désire vert,
vert le vent, verts les branchages.
Les deux compagnons montèrent.
Le grand vent laissait un rare
goût dans la bouche de menthe,
fiel, basilic, aromates.
Compère, où est-elle, dis ?
Où est ta fille au cœur âpre ?
Combien de fois elle y guetta !
Combien de fois, frais visage,
noirs cheveux, t’attendit-elle
à sa verte balustrade !
*
Dessus la face du puits,
se balançait la gitane.
Chair verte et verts cheveux,
pupilles d’argent glaciales.
Des stalactites de lune
la tiennent sur l’eau en nappe.
La nuit devenue intime
comme une petite place.
Des garde-civils bourrés
sont à la porte, ils y frappent.
Vert je te désire vert.
Vert le vent. Verts les branchages.
Et le bateau sur la mer,
le cheval dans la montagne.
Traduction d’Alina Reyes
Bibliographie partielle
- Œuvres complètes, édition établie par André Belamich, Paris, © Gallimard, « La Pléiade », t. I (poésie, correspondance), 1981 ; t. II (théâtre, interviews), 1990
- Bruno Doucey, Federico Garcia Lorca, non au Franquisme (roman), © Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », parution mai 2010
Internet
- Page Wikipédia de Garcia Lorca
- Page Wikipédia du Romancero gitan
- Une page sur Flamencoweb
- Le journal d’Alina Reyes
Contribution de PPierre Kobel
"narratif et lyrique", Yes!
https://youtu.be/S6lmmVZr72Q
Rédigé par : Papillon de mai | 02 août 2019 à 09:27