La maladie a fait le sale boulot. Un poète est mort dans les geôles de son pays, la Chine, emporté par un cancer pour lequel ses bourreaux lui ont refusé tous soins. Le 13 juillet 2017, une voix de poète s’est ajoutée à celles que les pouvoirs sans partage ont fait taire depuis toujours et encore aujourd’hui.
Rédigées sur vingt ans ces élégies célèbrent le triste anniversaire de la fin du mouvement de la place Tian’anmen le 4 juin 1989. Reconnu par la communauté internationale, malgré les hauts cris des autorités chinoises, il s’est vu attribuer le prix Nobel de la Paix 2010 pour ses « efforts durables et non violents en faveur des droits de l’homme en Chine. » Car l’homme n’a jamais baissé la garde, jamais renoncé à réclamer de vrais droits de l’homme dans son pays, pour une démocratie effective et contre l’autoritarisme du régime.
La poésie a encore beaucoup à dire…
Le 4 juin, un tombeau
Pour le treizième anniversaire du 4 juin
Laissons le monde s’émerveiller
Des soldats en terre cuite gardiens du spectre du pouvoir
Laissons les Occidentaux stupéfaits
Devant les tombeaux Ming plus grandioses que le Palais impérial
Le mausolée de Mao Zedong
Est bâti en plein cœur des esclaves
Notre si longue histoire
Repose entièrement sur des tombeaux d’empereurs pour marquer sa splendeur
Mais le 4 juin
Un tombeau sans la moindre inscription
Un tombeau où la honte s’est gravée au cœur de la nation et de toute l’histoire
Treize années
Le temps est un étalage de bassesses
Chaque aube commence par un mensonge
Chaque soir s’achève sur une cupidité
La perspective d’aisance relative excuse tous les crimes
Somnambules au milieu de la décomposition
Jusqu’au point où les corps rejoignent l’atmosphère
Les imprécations lancées dans des banquets peuvent même passer pour des éloges
Tout a été réemballé
Seule la cruauté est transparente
Parfaitement transparente
Un rare motif de réjouissance
Tombeau pour le 4 Juin
Un tombeau oublié de la désolation
Cette place semble parfaite
Le maotaï le cognac XO les dîners d’abalones
Les trois représentativités les rapports rituels
Les maîtresses le sperme les ongles rouges
Le faux tabac les faux alcools les faux diplômes
Les cars de police les casques d’acier les matraques électriques
La remettent à neuf
Cette année-là les étudiants faisaient grève de la faim jusqu’à leur dernier souffle Aujourd’hui, on peut amener ses enfants
Lancer ici nonchalamment des cerfs-volants
L’Assemblée du Peuple brille de tous ses feux
Pour fêter les quatre-vingts ans des jeunesses communistes
Les jeunes délégués n’ont pas la moindre idée
Que sur les marches de l’entrée
Trois étudiants de leur âge
Sont restés à genoux sans plus se relever
Et ils ignorent d’autant plus
Que dans le hall de l’Assemblée du Peuple
Les délégués des étudiants grévistes de la faim branchés sur oxygène
Disputaient vivement avec les massacreurs
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ignorer ignorer c’est bien cela ignorer
Quelle importance a l’histoire, tout ce qui compte est le présent
Les rapports des vieux décrépits et les sourires des jeunes
Luminaires circulaires pivotant autour du noyau central
Une nouvelle génération sortie de Beida de Qinghua
Applaudit à tout rompre aux mensonges au pouvoir absolu
Leur avenir est déjà semé de pièces d’or
Le 4 Juin, un tombeau
Un tombeau surveillé par la terreur
Treize années ce n’est pas si long
Mais sous mes pieds
La fracture est devenue un abîme sans fond
Une aiguille enfoncée dans la voûte plantaire
Son brillant son tranchant appartiennent au passé
Des restes tachetés de rouille recouvrent le sang versé
Le cœur a besoin d’une canne
Pour marcher
Tout comme une tombe désolée
A besoin de verdure
Mais ceux qui balayent les tombes
Ne trouvent pas le chemin qui mène aux âmes mortes
Toutes les routes sont barrées
Toutes les larmes surveillées
Toutes les fleurs filées
Toutes les mémoires purgées
Toutes les stèles tombales vides
La peur des bourreaux
Doit s’apaiser dans la terreur
Le 4 Juin, un tombeau
Un tombeau qui garderait les corps en vie
Les doigts tranchés par les baïonnettes
Les crânes transpercés par les balles
Les corps écrasés par les tanks
Les hommages aux morts poursuivis encerclés obstrués
Tandis que les vivants
Goinfres ou débauchés
Fourbes ou tyranniques
Parvenus ou relativement aisés
À genoux ou mendiants
Sont chacun
En voie de décomposition
Tombeau pour le 4 Juin
Un tombeau où l’on ne meurt jamais en paix
Si dans l’oubli et la terreur
Ce jour-là a été enterré
Dans la mémoire et le courage
Il vit éternellement
C’est une pierre immortelle
Et les pierres peuvent crier
C’est l’herbe folle et persistante des cimetières
Et l’herbe folle peut voltiger
Son tranchant s’enfonçant en plein cœur
Afin que la mémoire du sang versé ait l’éclat de la neige
Le 20 mai 2002, à la maison à Pékin
In Élégies du 4 Juin, © Gallimard, 2014, p.69-73
Traduction Guilhem Fabre
Internet
- Liu Xiaobo — Wikipédia
- Le Monde | Mort de Liu Xiaobo, écrivain et dissident chinois
- « Élégies du 4 juin » de Liu Xiaobo, un article de Marie-Hélène Prouteau
Contribution de PPierre Kobel
Commentaires