« Un poète aimé ne meurt pas : il renaît dans les mots du poème, il redevient ce qu’il n’a pu être totalement, accomplissant chaque promesse. Nous le lisons, nous ne le quittons pas : il habite ce que nous écrivons à notre tour, traversant, furtif accomplissement, peut-être, nos textes. » écrit Isabelle Lévesque à propos de Jean-Philippe Salabreuil dans le petit recueil qui paraît aux éditions Le silence qui roule. Jean-Philippe Salabreuil était de ceux que Pierre Seghers inscrivait dans son Poètes maudits d’aujourd’hui. Si la définition de cette malédiction n’est pas de celle que je partage, la présence de Salabreuil dans cette anthologie est significative de la tenue de son écriture et de l’importance de sa recherche, plus que de ses tourments et de sa fin prématurée. Alain Bosquet écrit de sa poésie : « Musique fluide où le fleuve du temps rêvé semble s’arrêter, se perdre, s’endormir pour, tout à coup, se sauver en de sauvages cascades. Personnages et gestes qui se traversent, prennent corps, mais s’effacent, prennent mots, mais choisissent noblement le silence. »
Jean-Philippe Salabreuil
LE COUVRE-FEU
Déjà dans l’eau naissante et vive de là-bas qui n’est pas morte encore ! O ne devrais-je pas déjà ressusciter de l’ombre épanché par-delà ton visage d’oubli ? Oui déjà dans l’enfance retourné je devrais ! T’appeler comme la femme qui n’était pas venue encore. Écrire un long aveu d’amour à l’inexistence de ton être encore. Aimer encore en toi l’ange inaccompli et longuement te faire à ton image et t’approprier image à mon image en l’ombre non remuée encore. Mais le jeu d’un empire accorde à notre joie le beau sursis du couvre-feu. Tu es et tu demeures ! Et vraiment chaque nuit tu me retrouves en la réalité souffrante de l’obscur. Il faudra certes bientôt que tu ne sois plus celle qui fut quand je saurai que tu ne dois plus être en ma vie celle qui sera. Pourtant persistera que je t’aurai cherchée de longue date et découverte et possédée si loin de mon enfance. Et puis laissée te perdre dans l’amour qui se souvient. L’ange qui est nous deux s’apprête à cette terre où je ne serai plus. Qu’il soit à notre image ô le vivant ! Lui seul visible en vie d’entre nous deux qui ne nous reconnaîtrons plus que par images. Lui seul vivra de notre amour en lui seul assemblant pour la vie nos deux visages séparés. Ce sera de nous deux bientôt comme la mort. Déjà dans l’intervalle de l’étreinte consacrée nous connaissons et préparons ce grand vide infini qui sera notre absence à l’un l’autre promise. Et d’une berge à l’autre de la race il n’était pas d’eau plus profonde ! Et nous avions rejoint nos mains dans une gloire d’universelle union malgré, le mal ! L’uniformité cristalline du temps va dénouer ce que le temps de cristal uniforme noua. Et non quelque désastre en notre amour d’écume blanche et rocher noir ! Mais amertume ! Car il n’est pas de vérité que nous ayons faite nôtre en ce commun. Car il n’est pas de parole nouvelle et ni de chant nouveau qui nous soient nécessaires pour dire et pour chanter ce que nous fûmes. Car nous n’avons été que ce que d’autres furent et seront. Silence et nuit donc ! Et parce que l’amour se ressemble il peut recommencer. Combien le monde nous connut et comme il nous rejette maintenant ! Quittons-en séparés le centre illuminé du jeu splendide. Et toi vers le grand noir profond de l’ancestral intérieur. Et moi vers la blancheur interne au mausolée des sources de l’enfance. Appelons au silence le chœur ancien qui nous louange ! À l’ombre la clarté qui nous projette encore.
In L’Inespéré, coll. « Le Chemin », © éd. Gallimard, 1969
Isabelle Lévesque s’intéresse depuis longtemps à Jean-Philippe Salabreuil comme le montre l’article qu’elle lui consacrait en 2013 dans La Pierre et le Sel. Elle poursuit ainsi l’exploration passionnée et généreuse qui est la sienne, à travers la voix des autres, de la poésie dans sa multiplicité, dans sa permanence et je prends le risque de me répéter, dans sa nécessité. Elle se met ainsi, avec ce recueil, mais également par les nombreuses contributions qu’elle publie en revues (la Quinzaine littéraire, Diérèse, Europe) et sur Internet (Poezibao, Terres de femmes) au service d’une parole qui donne encore validité à une société et une culture d’éclats fugaces et d’émiettement.
Isabelle Lévesque
Ni loin ni plus jamais.
Le souffle affleure, minuit s’éloigne.
Signe vie nue : les coups sévères.
Nombres, artifices, à l’heure du feu,
presque plus. L’été — aveu vaincu.
Main du gant libère neige incroyable
(incompatible).
Cesser, espérer l’encombrement,
chemin des bleuets aux pétales pointus
reconnus, autres jachères.
Pour le printemps, hymne. Rien de soi.
Seule amertume, langue épuisée
(ni loin ni plus jamais).
Amour seul, à se méprendre
et minuit, illégitime.
Forçant depuis l’aube les barreaux,
ligne de fuite. Poète.
J’ai lu il parlait ossature brève
et silencieuse craie du ciel
(Salabreuil, dix de plus sur livre d’or
noms fendillés, tournés vers les étoiles –
mine, plume, encre au fond).
Ni loin ni plus jamais
– le fil, sa corde, cou brisé de mille maux,
le poète a eu sa chance : renaître rapide
et sauvage, au ciel une meurtrissure
unit deux points, vie à vie,
poètes si sombres.
In Ni loin ni plus jamais, © éd. Le Silence qui roule, 2018
Bibliographie partielle
- Isabelle Lévesque, Ni loin ni plus jamais, © éd. Le Silence qui roule, 2018
- Pierre Seghers, Poètes maudits d’aujourd’hui 1946-41970, © Seghers, 1972
Internet
- Dans La Pierre et le Sel : Jean-Philippe Salabreuil | « Au tympan de la terre où les …
- Jean-Philippe Salabreuil — Wikipédia
- Jean-Philippe SALABREUIL —Les Hommes sans épaules
Contribution de PPierre Kobel
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