Ouvrir un recueil de poésie par une légende indienne et une rêverie ethnographique digne de La Pensée sauvage n’est pas chose courante. C’est ainsi que Sylvie E. Saliceti place Couteau de lumière sous l’égide d’un récit Wabanakis qui dit la terre bienfaisante et thaumaturge pour les êtres vivants — en particulier, l’élan, animal totem.
D’emblée, nous avançons dans un monde originel, proche du regard d’enfance. Et quittons nos grilles surannées et convenues de lecture. C’est dire si ce recueil est un monde d’illuminations et de visions rimbaldiennes :
Emmenez une cathédrale sur l’eau immergez
la nef
dans l’obscur dites le corps qui nage — paumes ouvertes
Le thème central est celui des pierres à cerfs, inscriptions gravées sur d’antiques stèles, à valeur rituelle, que l’on trouve en Mongolie, mais aussi en Corse. Le thème en court dans les trois parties du recueil. La première « Elan contre la terre », autour de la figure en filigrane du poète Thierry Metz, la seconde « La mer chaude comme un daim » autour d’Erri de Luca, la troisième « Vieil homme d’hiver » autour de Pierre Reverdy. Trois stèles comportant en exergue un vers de chacun d’eux. Trois poètes qui ont un point commun, d’avoir été travailleurs de la pierre pour les deux premiers et lié à une famille de sculpteurs pour le dernier. Comment mieux dire que le travail du poète prend racine dans un faire, le poiein grec qui lui donne son plein sens de création humaine, spirituelle ? C’est d’ailleurs en ce point que se tient Sylvie E. Saliceti :
Le long des pierres gravées, j’interroge l’inscription et l’effacement. Je questionne la blessure miraculeuse.
L’écriture se trame peu à peu, par associations progressives, en une série de motifs qui ne cessent de s’entrelacer. Celui de l’animal blessé, en fuite. Le cervidé - élan, cabri, cerf — entouré de toute la beauté plastique et poétique de cet animal. S’y articule le motif de la mort et du lien rituel aux morts. Ainsi l’enfant mort du poète, évoqué dans la première partie avec beaucoup de retenue, devient animal touché par la flèche.
Il assiste –impuissant — à l’agonie de l’enfant que la flèche vient de toucher
Serait-ce que la vie est pareille à une fuite de l’ordre de la chasse pour l’animal ? Les mots traque, chasse, hallali, venant donner toute sa gravité à cette ligne de sens.
La nature, le paysage corses sont présents en arrière-plan. La mer, avec la référence à Bateau ivre, Où l’on se baigne dans le poème de la mer, ouvre des pages sensuelles, fortes sur le plaisir de la nage :
Mer cendrée de chaumes, de blé noir, d’aube claire.
Je suis une grande brûlée de l’être
Chez Sylvie E.Saliceti, la dimension sensitive est ainsi inséparable de la visée méditative sur la vie, la mort. Le paysage est traversé par des présences qui ouvrent sur la profondeur : le père ou les enfants de la poète, le père de l’enfant mort comparé à l’élan, les ancêtres morts, le poète Pierre Reverdy à l’agonie, comparé au cerf. Le paysage se fait chambre d’échos du sujet qui écrit et qui est de plain-pied avec le cosmos. La temporalité est bousculée, tout comme l’espace. Ainsi Pierre Reverdy mourant à l’abbaye de Solesmes se trouve-t-il magnifiquement relié à Paul Celan par le pur jeu des possibles de l’imagination :
« C’est un vieil homme avec des bois d’hiver — le dernier cerf perdu parmi les arbres gelés cherche une tombe creusée dans l’air ».
C’est à une saisie cosmique que nous invite la poète qui capte, interroge les fragments du monde autour d’elle qui, ainsi, perd ses bords. Du plus proche, la Méditerranée et le maquis, au regard éloigné que ne renierait pas le chercheur en quête de l’autre et de l’ailleurs :
Le maral sibérien.
L’hangul du Cachemire.
Ou bien :
les mains de l’homme-médecine accouchent
sous des tentes
Saisie d’une étonnante variété, en ce qu’elle intègre la perte et l’amour. L’intime et le général. Les souvenirs d’enfance et le souffle du vaste monde. La blessure et la lumière. Ces deux dernières étant présentes à travers le motif du couteau filé depuis le titre et dans tout le recueil et l’image solaire qui, de part en part, fait un contrepoint lumineux :
Au jardin de Solesme il y a une lumière
âgée
il y a ma mère : celle qui éclaire
le papier
Ce qui frappe chez Sylvie E.Saliceti, c’est cette plénitude en connivence avec l’univers sensible. La parole poétique a cette puissance éminemment dynamique de susciter, d’échanger les attributs entre l’animal et l’humain :
Je lis les pierres à cerfs de ma lignée.
Et dans cette filiation originale, les transmissions embrassent tous les liens du vivant, du cœur et de l’esprit. Pierre Reverdy ou Giuseppe Ungaretti, suggéré à mi-mots dans un des vers, côtoient « un vieil homme avec des bois d’hiver », un dieu dans le puits, un cerf qui se dresse devant le veneur.
Plénitude en même temps inquiète, car elle fait signe du côté de la mort. Il y a chez Sylvie E.Saliceti un imaginaire de la trace et de l’inscription qui se retrouve dans son autre recueil Je compte les écorces de mes mots, autour des traces des disparus de la Shoah. Comme si se jouait là la marque singulière d’une création poétique profondément personnelle. Ici, cet imaginaire se déploie en un gisement de rêveries dans ces « traces », « signes », « fresque des oiseaux », « chant d’Affreschi », « mains négatives ». Toutes choses où j’ai aimé retrouver le souvenir de certaines stèles de Victor Segalen. Avec cette acuité propre à la poète qui dote l’ensemble d’un incroyable rythme musical. Le chant punk de Patti Smith qui scande « Horses Horses Horses » ou le phrasé de Chet Baker. Et ce saisissant point d’orgue en clôture qui évoque les empreintes des oiseaux et où se lit l’interrogation existentielle à la hauteur de tout le recueil :
Pourquoi n’ont-ils rien écrit les oiseaux ? Où s’en vont nos silences après le dernier ?
Bibliographie partielle
- Sylvie E. Saliceti, Couteau de lumière © Rougerie, 2016
Internet
- Dans La Pierre et le Sel :
- Recueil : Sylvie E. Saliceti | Je compte les écorces de mes mots
- Un jour, un texte : Sylvie-E. Saliceti | La voix de l’eau
Contribution de Marie-Hélène Prouteau
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