C’est la misère qu’on a eue,
C’est la peine qu’on a portée,
Ce sont des choses qu’on a tues,
Parce qu’on n’en pouvait parler,
C’est notre âme de réfugiés,
Frères, que nous avons vécue,
Toute de haine et de rancune,
Toute d’amour et de pitié,
Pendant des jours dont l’amertume,
Au fond du cœur nous est restée.
Frères, encore vous souvient-il,
Frères des mains, frères des pieds,
Lorsque toutes brûlaient nos villes,
Et qu’on partait, et qu’on marchait,
Frères d’exode sur la route,
Où pieds saignants, yeux révulsés,
Bouche amère et clamant ses doutes,
Sous le ciel nous avons passé,
Frères, encore vous souvient-il,
Frères, de l’exode et l’exil ?
Choses du ciel et de la mer,
Lointaines vers où nous marchions,
Choses dont nous avons souffert,
Pays de trafic et marchand,
Choses des hommes et du temps,
Villes d’exil, villes amères,
Frères, encore vous souvient-il,
– Nous avons eu froid si souvent –
Frères, des blancs hivers hostiles
En ce pays de tant de vent ?
Toits de toile, vie transparente,
Dans un rond et nous alentour,
Nous avons dormi sous des tentes
Durant des nuits, durant des jours,
D’hiver et d’été longs d’attente,
Nous avons vécu sans amour,
Et yeux au loin, pensée absente,
– Frères, nos cœurs étaient si lourds –
De nos rancœurs faisant le compte,
Frères, vous souvient-il toujours ?
Puis midi là-bas sur le sable,
Repas de chair ou de poisson,
Choses que l’on cueille ou qu’on prend
Suivant les saisons variables,
Riz des Indes ou salaisons
Et contingences secourables,
Frères, des agapes en long
Dont nos genoux étaient la table,
Vous souvient-il quand nous mangions
Là-bas à midi sur le sable ?
Saisons que nous avons subies
Ainsi que s’en ourdit la trame,
Matins de neige, soirs de pluie,
Tacites et muets sans charme,
Quand vous veniez, Mélancolie,
Nous visiter comme une femme,
En votre longue robe en gris
Et vos yeux tout rouges de larmes,
Frères, encor vous souvient-il
De ce qu’alors portaient nos âmes ?
Or, jours vécus là sur la grève,
Qui n’apportaient que sable blanc
Dans les yeux, ou bien pour le rêve,
Que la mer qui monte ou descend,
Ecclésiaste en tous les temps
D’amertume et de leçons brèves,
Frères, quand espoir faisait grève
En nous là-bas et si souvent,
Au cœur montant un sang qui lève
Comme la marée dans le vent.
Frères, des heures advenues
Ainsi d’hiver comme d’été,
Au jour le jour qu’on a vécues
Et plutôt subies qu’acceptées,
Dans la misère qu’on a eue,
Dans la peine qu’on a portée,
C’est toutes choses accomplies
Et sur les doigts qu’on a comptées,
Âmes ici qui se délient,
Amères et de réfugiés.
In Œuvres complètes - Sous les tentes de l’exode, © Seghers, 1967, pp.136-139
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Contribution de PPierre Kobel
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