L’auteur élève la voix
Ils sont partis J’écoute mourir les pas sur la route je les suis
Je demeure arrêté comme un train dans un tunnel de suie
On dirait un signal interminablement dans la nuit qui sonne
Personne personne personne
Il me semble avoir entendu déjà quelque part cette chanson
Ancienne ancienne ancienne
Même quand on n’y voit goutte il faut prendre les choses comme elles sont
Et nous à vingt ans devant nous qu’est-ce qu’on voyait de la route
Nous qu’est-ce qu’on avait à dire somme toute
J’écoute les pas mourir j’écoute
Au loin mourir les jeunes gens
Hélas ce n’est pas là parler par métaphore
Ceux même qui ne meurent pas quelque chose en eux s’est éteint
Quelque chose qui meurt en eux sans même attendre le matin
O pâle cigarette des mots qu’étoile un dernier effort
Il n’y a pas que des feux d’artifice où se brûler les doigts
On se dit d’abord c’est du jeu rien n’est joli comme les flammes
Et comme les autres d’abord on croyait faire ce qu’on doit
Le diable ne rend pas leur jeunesse à ceux dont il a pris l’âme
Ceux qui s’en reviennent flétris et ceux qui n’en reviennent pas
Nous aussi nous avons appris à vingt ans à marquer le pas
Il y a pour vous jeunes gens toujours une guerre où partir
Partir on se dit c’est partir et peu nous importe comment
Puisque aussi bien vivre ou mourir l’un comme l’autre n’a de sens
Il s’agit d’être ivre ou courir ce monde cruel et dément
Moi la démence dans les mots m’y paraissait une innocence
Et je comprends ceux qui se font une bouche d’obscurité
Ils sont à leur tour aujourd’hui ce qu’hier nous avons été
Il y a pour vous jeunes gens toujours une guerre où partir
Une bonne fois éprouver comme à la nage sa folie
Aller jusqu’au bout de sa force aussi loin qu’on peut dans la mer
Comme on découvre le plaisir comme on s’y plonge et s’y oublie
Faire encore une fois l’amour quitte à mourir de le refaire
Honte à qui trouve sa limite à qui sa limite suffit
Prudemment qui reprend sa mise et qui décline le défi
Il y a pour vous jeunes gens toujours une guerre où partir
Tout était pour vous un grand rire au seuil d’un pays inconnu
Vous portiez en vous ce pouvoir que les yeux ne peuvent pas voir
Vous aviez l’âge triomphant qui marque tout de son pied nu
Ce soleil du dedans de vous à vos gestes mettait sa gloire
Les murs sont faits pour les sauter On ne court jamais assez loin
Quand on en brise les miroirs la belle couleur qu’ont les poings
Il y a pour vous jeunes gens toujours une guerre où partir
Quand le soir vient sur vous avec la mémoire du jour qui fut
Que vous vous asseyez pesamment dans vos jambes sur la terre
Ce sable dans votre gorge est-ce bien l’orgueil de vos refus
Qu’est-ce qui vous fait le regard de ceux qui préfèrent se taire
Pouvez-vous parler d’autre chose avec ce fusil dans vos mains
Autour de vous la nuit mûrit profondément des mots humains
Il y a pour vous cependant toujours une guerre où partir
D’abord on se servait des mots comme des œufs font les jets d’eau
Et puis voilà qu’ils ont pris dans la paume une chaleur vivante
Nous aussi nous pensions qu’il fallait attendre courber le dos
Je me souviens d’une autre guerre et voilà la guerre suivante
Et bien sûr que cela fait mal ce qu’on y trouve ressemblant
Et qu’il y ait entre les choses et les mots ce lien sanglant
Il y a pour vous jeunes gens toujours une guerre où partir
Le bien le mal qui ne sait plus les distinguer il s’étourdit
Si la guerre est l’honneur de l’homme ainsi qu’on le disait naguère
Pesez vos mots hommes qui naissez à l’homme Je vous le dis
Eh bien faites-la mais qu’elle soit à votre honneur cette guerre
Que ce soit du moins une guerre à vous Enfants de la Patrie
Où l’on ne puisse entre la chose et le mot honneur faire son tri
Il y a pour vous jeunes gens toujours une guerre où partir
Il y a un monde à conquérir autrement que par le canon
Un monde où jeter joyeusement votre gant dans la balance
Un monde où l’on peut appeler toutes les choses par leur nom
Il y a un monde à la taille de l’homme et de sa violence
Où tous les mots de l’homme entre la vie et la mort ont choisi
Je réclame dans ce monde-là la place de la poésie
In Les poètes, © Gallimard, 1969, pp.142-145
Internet
- Dans La Pierre et le Sel : Aragon l’amour sublimé, une contribution de Jean Gédéon
Contribution de PPierre Kobel