Le photographe Gérald Bloncourt est décédé le 29 octobre dernier à Paris. Homme d’engagement et de convictions, militant formé à l’école de la répression subie dans son île natale d’Haïti, il pratiqua son art pour dire la condition sociale et humaine des travailleurs pauvres, des immigrés portugais, pour mettre à la une les heurts et malheurs du monde. Il fait carrière d’abord à L’Humanité puis dans de nombreux magazines et revues. Il resta viscéralement attaché à ses origines, il put retourner en Haïti à partir de 1987 et contribua activement à la dénonciation et à la condamnation du régime des Duvalier.
Photographe, il fut aussi peintre et poète. On trouvera ici deux poèmes tirés du recueil Dialogue au bout des vagues, livre de dialogue écrit en 1988 après le retour à Haïti. Humaniste durant toute sa longue existence, il écrivait en 2009 :
Je me souviens de ma terre-natale dont on m’a privé quarante ans et que j’ai retrouvée à soixante.
Je me souviens qu’il m’a fallu dix-sept jours pour traverser l’Atlantique en 1946 à bord du San-Matéo et dix heures pour revoir le pays en 1986, à bord d’un Boeing 747.
Je me souviens que la terre est ronde. Que mon cœur bat. Que j’ai connu Georges Perec au Moulin d’Andée, Samy Frey en cassette, et Isabelle dans le métro.
Je me souviens des mots : amour, espoir, liberté, fleur et rêve.
Je me souviens qu’un jour viendra…
Paris. Il est 1 heure 30 du matin. Dans tes yeux je lis 19 heures 30. Six heures entre nous à course de soleil. Je suis, cette nuit, plein de graves résonances. Je pense fort à vous tous là-bas. À tous ces hommes, toutes ces femmes et ces enfants. Je vous aime du plus profond de mon être. J’aime notre terre et nos mornes. J’aime notre peuple, son endurance, sa dignité, son courage. C’est un amour charnel, troublant, immense. C’est ma terre — natale. J’y ai puisé mes convictions, ma raison d’être, de lutter. Les étoiles frôlent ton front.
In Dialogue au bout des vagues, © Mémoire d’encrier, 2008
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23 heures —La pluie
La pluie toutes ces larmes de pluie milliers de gouttes qui claquent éclatent sur les pierres chantent sur les feuilles tapent sur les tôles et par moment changent de cadence chante cette multiplication effrénée obstinée rageuse ample ces coups d’archet profonds de violoncelle ces voix fantômes qui s’entrecroisent et qui semblent livrer la sourde plainte des bidonvilles ruissellements obstinés laborieux infatigables ces cordes de guitares fluides de sons désaccordés la pluie de mon enfance rêveuse de mes yeux étonnés ouverts dans la nuit de mon amour des autres de toi à venir de mon être tendu croisant le désespoir des rues et mes forces à tenir le monde entre mes mains à soutenir l’ennui à saccager la mort à cueillir l’offrande de ma terre de mes premiers émois la pluie tombe dans mon crâne déborde mon âme inonde ma plaine la pluie la pluie qui tombe sur moi entre nous dans ta maison dans ta chambre sur ton cœur sur ton corps la pluie saison-été-caraïbe-éclaboussée la pluie encore ton visage mouillé tes larmes d’hier au soir ta robe bleue si belle tes épaules tes hanches ta taille et la pluie la pluie qui goutte à présent lentement précautionneusement tintinnabule au-dehors frisson humide de tes lèvres la pluie la pluie goutte stalactite de mes mille pensées en vrac en foule de toi pour toi la pluie de tes paupières empierrées de sommeil la pluie sur ta fatigue la pluie douce des mots sur ton front la pluie dors Sabine pluie couleur de mon désir pluie d’espace si grand de ta présence pluie du petit mendiant de ce midi de sa détresse de notre impassible impossibilité pluie de ta fuite en taxi pluie source pluie crevant le roc pour sourdre à tes pieds sous tes pas pluie ma pluie notre pluie qui tombe à genoux devant toi sur nous qui nous aimons sous le ciel d’Haïti dans la nuit sourde de ton baiser fébrilement téléphoné fiévreusement cueilli. Je t’aime mon amour. Bonne nuit.
Ibid
Internet
- Page Wikipédia
- Sur le site Île en île
- Le blog de Gérard Bloncourt
- Photographies de Gérald Bloncourt
- Dans la Pierre et le Sel : Recueil : Gérald Bloncourt | Dialogue au bout des vagues
Contribution de PPierre Kobel
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