Pouchkine reste aujourd’hui un des plus importants poètes russes, non seulement de sa génération, mais bien au-delà. Il a marqué la littérature de son pays, donné à lire et à penser à ceux de son temps et à ceux qui l’ont suivi. Mieux encore, il a donné à vivre, malgré sa courte existence, par la force de son écriture qui s’inscrit dans le romantisme russe. André Markowicz qui porte son œuvre depuis longtemps écrit à ce propos : « Si différent du romantisme français, il se caractérise précisément par cette lutte du poète contre le pouvoir, lutte qui a commencé de faire luire en Russie ce qu’au XXe siècle le poète Ossip Mandelstam (qui devait lui-même mourir en déportation) appela le « Soleil d’Alexandre ».
On trouvera ici trois textes de Pouchkine extraits de l’ouvrage du même nom paru en 2011 chez Actes Sud qui est un très riche panorama d’une poésie intense et avide de dépasser la simple condition humaine.
L’AVEU
à Alexandra Ivanovna Ossipova
Je vous aime, et pourtant je peste,
Pourtant, je sais que je suis fou -
Mais quoi ? ma tocade funeste,
C’est à vos pieds que je l’avoue.
Je n’ai ni l’âge ni la tête...
J’ai d’autres soucis plus pressants,
Mais il faut bien que je l’admette,
Le mal d’amour est dans mon sang.
Vous êtes loin, - je geins, je bâille ;
Vous êtes près, - je me morfonds ;
Mais je le dis, vaille que vaille :
Ah, je vous aime, nom de nom !
Dès que résonnent dans la salle
Votre froufrou, vos pas légers,
Votre voix pure, virginale,
Muet, je n’ose plus bouger.
Vous souriez ? - béatitude !
Vous m’oubliez ? - je vois ma mort ;
Pour un long jour de solitude,
Vos doigts fins sont mon réconfort.
Quand je vous vois à votre ouvrage,
Tout absorbée, gentille, sage,
Les yeux pudiquement baissés,
C’est le bonheur qui me ravage
Et je n’en ai jamais assez !…
Dirais-je que je suis malade
Tant je me vois triste et jaloux
Quand vous partez en promenade,
Par tous les temps, je ne sais où ?
Mais - et vos larmes solitaires ?
Nos tête-à-tête dans le noir ?
Et nos dîners chez votre mère,
Et le pianoforte le soir ?
Ayez pitié de moi, Aline !
Je n’ose demander l’amour :
Le mérité-je ? j’imagine
Que mes péchés pèsent trop lourd !
Faites semblant ! Douce et subtile,
Tout exprimer vous est aisé ;
M’abuser n’est pas difficile :
Moi-même, j’aime m’abuser.
1826
In Le Soleil d’Alexandre, traduction André Markowicz - © Actes Sud, 2011, p.271
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Quand j’ai, parfois, dans le silence,
Le cœur rongé de souvenirs,
Que l’ombre, au loin, d’une souffrance
Vole à nouveau pour m’envahir,
Quand, tout autour voyant la foule,
Je veux m’enfuir dans le désert,
Tant sa voix faible prend et soûle -
J’oublie tout, je fuis vers la mer.
Pas celle du pays des fables
Au ciel d’un bleu incandescent
Où les flots tièdes, caressants,
Lavent un marbre plus friable,
Où le cyprès et le laurier
Fleurissent avec l’olivier,
Où Torquato résonne encore,
Où les octaves du marin
Sonnent encor dans l’air serein,
Portées par un rocher sonore…
Mon rêve coutumier m’entraîne
Vers notre nord aux flots glacés.
Leurs crêtes blanches et soudaines
Lavent une île délaissée.
lie sans joie - semés d’airelles,
De buissons secs, d’arbustes frêles,
Ses bords déserts au sable gris
Sont offerts aux intempéries.
Ici, le pêcheur indocile
Descend parfois souffler un peu,
Étendre ses filets fragiles
Et sur la rive il fait un feu.
Ici le souffle des tempêtes
Pousse ma barque ballottée…
1830
In Le Soleil d’Alexandre, traduction André Markowicz - © Actes Sud, 2011, p.363
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Tout mais ne pas devenir fou.
Plutôt errer, plutôt les loups,
Les coups, la faim, le froid ;
Non que je tienne à ma raison :
Oh, quelle joie, quel abandon
Si j’oubliais son poids !
Fou, si l’on pouvait me laisser
Libre, on me verrait m’élancer
Au fond des bois obscurs,
Chantant dans un délire en feu,
Vibrant de rêves merveilleux,
Vagues, cherchant l’azur.
J’écouterais hurler la mer,
Je fixerais les cieux déserts
Et je m’enivrerais ;
Je serais libre, fier et fort
Comme le vent qui frappe à mort
Récoltes et forêts.
Mais non ! dès que tu deviens fou,
Ils viennent te jeter au trou -
Tu fais trop peur, et, tiens !
Vis à la chaîne, pauvre idiot,
Et eux, derrière tes barreaux,
Te narguent comme un chien.
Et, la nuit, j’entendrai au vol
Non pas le chant du rossignol
Non pas le vent hurlant,
Mais les cris de mes compagnons,
Les clés, les chaînes, les jurons
Des gardes somnolents.
1833
In Le Soleil d’Alexandre, traduction André Markowicz - © Actes Sud, 2011, p.414
Bibliographie partielle
-
Alexandre Pouchkine, Eugène Onéguine, trad. André Markowicz, © Actes Sud, 2005
- André Markowicz, Le Soleil d’Alexandre, © Actes Sud, 2011
Internet
Contribution de PPierre Kobel
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