Les chansons 2
Je prends mon identité sur le dos
Et je m’en vais
Je la jette en miettes à l’oiseau
Dans les vastes contrées de Dieu
Et je jette derrière elle
Ma langue
Lettre après lettre
Les signes de ponctuation, les parenthèses
Les voyelles brèves, les morphèmes
Et la lettre A d’Allah
Je les jette
À un poète itinérant
À un enfant qui apprend à parler
À un amoureux qui annonce son suicide dans son testament
À un étranger qui cherche l’espoir
…
Pareilles au silence
Au feu
Elles se déclarent dans ma poitrine
Elles me jettent sur les rives des fleuves
Au commencement du monde
…
Au commencement du monde
Les chansons.
In Prête-moi une fenêtre, © Bruno Doucey, 2018, p.25
Traduit de l’arabe par Antoine Jockey
Lorsqu’elle chute, Hala Mohammad n’est pas femme à se laisser tomber lourdement. La sportive qu’elle fut se relève aussitôt et poursuit son action. Ce dynamisme, elle le manifeste aussi dans les parts créatives de son œuvre. Née en Syrie, elle fait des études de cinéma et devient costumière et documentariste. Lorsqu’éclate la « révolution syrienne » en 2011, elle se trouve très vite obligée de fuir son pays et elle trouve accueil à Paris.
Son écriture traduit cet exil, la fuite obligée, les souvenirs du pays dévasté et l’espoir d’une reconstruction. Et si la douleur est là qui taraude l’écriture, il y a aussi de la force dans ces textes, une volonté sourde de ne pas céder.
On sait ce qu’est encore aujourd’hui la situation en Syrie. La brutalité du régime, allié au non moins brutal soutien des Russes, lui a permis de survivre à toutes les attaques. Les 350 000 victimes depuis 2011, les millions de réfugiés à l’étranger passeront bien vite pour pertes et profits. Sombre comptabilité des puissants sans vergogne.
Face à cela, quand la résistance est une lutte désespérée, on pense là au parcours d’une Razan Zaitouneh évoquée par Hala dans le poème Elle, reste le poids des mots. Antienne répétée à l’envi ici même et par tous ceux qui ne peuvent se résoudre à ce que la beauté du monde soit violée par quelques-uns, à ce que les ombres de ces derniers recouvrent la lumière de la vie.
Elle
À l’aube, son pied ne foule pas l’aube
Elle n’ouvre pas ses fenêtres sur celles des voisines
Elle ne prépare pas son café sur un feu doux
Elle n’apparaît à nul instant en chemise de nuit
transparente derrière les rideaux transparents
Elle n’époussette pas le balcon
Elle n’aère pas ses couvertures sur les cordes à linge
Elle ne regarde pas les fenêtres des voisines
s’ouvrir et se fermer sur la vie de famille
Elle n’allume ni la radio ni la télé pour écouter
l’horoscope, les nouvelles et le bulletin météo
Elle ne secoue pas dans le salon le plant de basilic
Elle ne se réveille pas pour couvrir les enfants
Elle ne se retourne pas dans son lit
Elle ne touche pas son dos nu, large et chaud
Ses doigts ne soupirent pas de plaisir
Elle n’ouvre pas son armoire qui sommeille dans le secret
des robes, ni les miroirs qui se dénudent dans la soie des miroirs
Elle ne monte pas l’escalier quatre à quatre comme
quelqu’un que le bonheur attend derrière la porte
Mais chaque jour, chaque jour, elle m’ôte la respiration,
comme on lui prend la sienne
Elle me sort de mon sommeil
Elle me traîne comme le geôlier la traîne dans l’obscurité
Elle foule mon poème
Elle foule les lettres, elle s’allonge sur les lignes,
se repose, sommeille, elle respire... alors je respire
Je me déplace sur la pointe des pieds et j’efface, sur les
virgules, sur les points, sur les lettres, sur les verbes,
sur les adjectifs, le sang
Et la poésie s’efface.
In Prête-moi une fenêtre, © Bruno Doucey, 2018, p.55
Traduit de l’arabe par Antoine Jockey
Lire Hala Mohammad, c’est se tourner vers cette lumière, à la fenêtre d’un monde jamais abandonnée, à la fenêtre d’un espoir « qui court avec le jour / La nuit/ La vie / Pour se sauver ».
Ce crépuscule jaune
J’ai posé le plus beau marbre au seuil de la maison
Un marbre vieilli et jaune
J’ai posé un nouveau verrou en bas de la porte
Un verrou de cuivre jaune
J’ai fermé la maison sur tout ce qu’elle renferme
Dans ce crépuscule jaune
Sous l’œil du soleil couchant
J’ai fermé la porte sur la poussière jaune rassemblée
pour me faire ses adieux
Et je me suis retirée de ma vie
Lorsque je vois de loin
Le salon, les miroirs
Les rideaux
Mes robes dans les armoires
Les assiettes dans la cuisine
Le réfrigérateur
La table en bois jaune
Les belles chaises cannées
Qui reflètent la lumière du soleil
Et la répartissent sur le carrelage
En un tapis de lumière
Sous les pieds de la table
Le téléviseur noir
Et muet
Je ne veux pas de fin à ce poème
Que j’écris maintenant
Je veux rester suspendue au-dessus de ce vide
Le vide qui évacue les pensées de mon esprit
Et le métamorphose en cœur
Un seul arrêt cardiaque
N’en finirait pas
Avec tout cet amour.
In Prête-moi une fenêtre, © Bruno Doucey, 2018, p.19
Traduit de l’arabe par Antoine Jockey
Contribution de PPierre Kobel
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