À l’heure où l’Europe, après des élections dont les résultats ne font que traduire les inquiétudes et les interrogations quant à notre avenir, Laurent Gaudé exprime, dans la lignée de Victor Hugo, de Nietzsche et de Stefán Zweig, les espoirs d’une construction humaniste qui sache résister au-delà de l’utopie, aux calculs froids des financiers et aux ambitions à courte vue des politiques. Mémoire d’une histoire et promesse d’un poète qui ne renonce pas, là où trop nombreux sont ceux qui se taisent.
Sommes-nous vieux ?
Sommes-nous jeunes ?
Quel âge avons-nous vraiment ?
Parfois vieillards,
Parfois jeunesse élancée,
Nous sommes les héritiers de tant d’années accumulées.
Longue fossilisation de langues, de cultures, Dépôts successifs de tant de passés qui se sont mélangés, enrichis, superposés,
Des strates de guerres,
De commerce,
D’échanges
De conquêtes.
Nous sommes fils et filles de la sédimentation des siècles.
Quel âge avons-nous vraiment ?
Les frontières ont bougé,
Les pays ont grandi,
Les empires, chuté.
Nous sommes traversés d’un long fleuve d’Histoire qui nous donne l’épaisseur du temps.
Peut-être sommes-nous cela : des enfants vieux,
Alliance de la fatigue et de l’enthousiasme.
Qui peut désigner le jour exact de notre naissance
In Laurent Gaudé, Nous l’Europe banquet des peuples, © Actes Sud, p.17 (extrait)
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Depuis quand l’Europe a-t-elle perdu le sommeil ?
Quand a-t-elle commencé à tendre l’oreille ?
Depuis quand est-elle inquiète,
Sujette aux cauchemars ?
« Il y a moins de sommeil aujourd’hui dans le mondé*. »
Écoutez la voix de Stefán Zweig,
Fils d’une culture qui bientôt n’existera plus.
Le monde ne sait plus dormir,
Tout n’est plus que fracas, nerfs à vif et couleurs vives.
Ça frémit sous les doigts des peintres.
L’homme est un cavalier bleu.
Die Brücke,
Der Blaue Reiter,
Inquiétude des formes.
Les corps se tordent,
Les bouches s’ouvrent grandes,
Jaillissement de rouge, de vert, de bleu insomniaque,
Tout s’inquiète
Et le monde, de plus en plus souvent, parle d’une voix de régiment.
* Le monde sans sommeil de Stefán Zweig
Ibid p.59 (extrait)
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Il n’y a pas de joie longue dans l’Histoire,
Pas de pause sereine pour reprendre son souffle.
Tout va si vite.
Les tyrans tombent
Et dans l’effondrement de leur palais, on entend déjà gronder les combats de demain.
De la liberté, parfois, naît la guerre,
Et de la joie, l’indifférence.
À peine le mur tombé,
Un nouveau conflit surgit,
Si proche,
Si rapide.
La première guerre européenne depuis la Seconde Guerre mondiale.
Et elle porte le nom d’un pays qui n’existe plus,
Qui va accoucher de six indépendances :
Yougoslavie.
Tout s’embrase.
La guerre à nouveau.
On le dit,
L’écrit,
Le répète aux informations :
« On se tue à deux heures d’avion de Paris »,
Mais l’Europe ne veut pas voir.
L’indifférence engourdit les esprits.
Ibid p.163 (extrait)
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Qui sommes-nous maintenant ?
Ce que nous partageons,
C’est d’avoir traversé le feu,
D’avoir été, chacun,
Bourreau et victime,
Jeunesse bâillonnée et mains couvertes de sang.
Ce que nous partageons,
C’est l’humanisme inquiet.
Nous savons ce que l’homme peut faire à l’homme,
Nous connaissons l’abîme,
Nous avons été avalés par sa profondeur.
Ce qui nous lie, c’est d’être un peuple angoissé,
Qui sait l’ombre qui est en lui.
L’Europe, c’est une géographie qui veut devenir philosophie.
Un passé qui veut devenir boussole.
Un territoire de cinq cents millions d’habitants,
Qui a décidé d’abolir la peine de mort,
De défendre les libertés individuelles,
De proclamer le droit d’aimer qui nous voulons,
Libre de croire ou de ne pas croire.
Nous sommes humanistes et cela doit s’entendre dans nos choix.
Aucun Dieu unique en Europe,
Aucun panthéon devant lequel s’agenouiller.
Le territoire est vaste et doit le rester.
Nous avons construit un continent Babel,
Étrange et compliqué,
Qui ne tient que dans cet équilibre subtil
Entre indépendance et fraternité.
Ibid p.172 (extrait)
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Venez,
Dépêchez-vous, Fracas et utopie,
Apportez tout avec vous.
Que l’Europe redevienne l’affaire des peuples
Ce sera heureux.
Approchez,
Chauffe,
Tourne,
Comme à l’origine
Mais non pas de vapeur sueur, cette fois,
Non, de rage et d’idées.
Chauffe, tourne.
C’est cela que nous voulons :
Que l’ardeur revienne.
Que l’Europe s’anime,
Change,
Et soit,
À nouveau,
Pour le monde entier,
Le visage lumineux
De l’audace,
De l’esprit,
Et de la liberté.
Ibid p.182 (extrait)
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Contribution de PPierre Kobel
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