À l’heure où vient de mourir Tristan Cabral, c’est une autre figure de la poésie qui fut son ami que nous voulons rappeler. Le 24 juin 1995, il y a 25 ans exactement, s’éteignait André Laude, rue de Belleville, dans une chambre amie.
La Pierre et le Sel a déjà eu plusieurs fois l’occasion de mettre le projecteur sur lui. Si l’homme s’inscrit, par sa vie comme par son œuvre, dans la lignée de ceux que, depuis Verlaine, on qualifie de poètes maudits, il est, beaucoup plus que ce lieu commun ne l’entend (Maudit par qui ? Maudit par qui ?) le tenant d’une langue forte, d’une expression révoltée qui interpelle et reste d’aujourd’hui. Aucune mémoire ne saurait mieux que ses textes eux-mêmes porter la nécessité de ne pas se plier aux apparences et aux suffisances qui font le miel des petits cercles littéraires. « Aux doxas savantes qui voulaient ramener le poème à la raison et le confiner dans l’exercice formel, il opposait le déraisonnable de l’expérience des limites et l’intraitable de la liberté. Au moment où d’aucuns s’évertuaient à immuniser la poésie contre le lyrisme et les interférences du bruit et de la fureur du monde, il rouvrait les vannes de la subjectivité et imprimait dans la chair du poème les bouleversements tragiques de ce monde. Rebelle fulminant d’un bout à l’autre de sa vie et de son œuvre, il finissait par infliger la mauvaise conscience même à ces révoltés occasionnels, bien-pensants sur le tard. Chose impardonnable dans le landernau des belles lettres ! » écrivait Abdellatif Laâbi en préface de l’édition de son Oeuvre poétique. Plus loin Yann Orveillon cite Alain Bosquet : « La vertu exceptionnelle d’André Laude est précisément, malgré la brutale clarté de ses textes, de leur garder une charge d’enchantement, de mélodie et de pureté intacte. Le message passe chaque fois, non pas parce qu’il est un message, mais parce qu’il en dépasse la portée immédiate… Une sorte de sourde magie et de perfection artisanale y est pour beaucoup. »
Laude comme Cabral, comme un Armand Robin, un Jean Sénac avant eux pour ne citer que quelques exemples, n’ont jamais cédé aux modes et aux pouvoirs. Faute de ressources suffisantes, ils ont payé chèrement le prix de leur insoumission. Restent leurs poèmes qui en sont toujours le fruit vivant, le signal éveillé d’une interrogation nécessaire, la parole dénonciatrice de tous les pouvoirs.
Parole qui passe les époques et s’élève au-dessus des désagrégations humaines et politiques.
Ne me demande pas pourquoi j’écris
ne me demande pas pourquoi tête la première
je plonge dans le tumulte volcanique des syllabes
que le passage de mon corps réveille
Ne me demande pas pourquoi au lieu de dormir
comme font les honnêtes gens
je cloue à minuit des papillons de couleurs et de sons
sur le ciel des solitudes
Ne me demande pas pourquoi je saigne auprès des lampes
ne me demande pas pourquoi dans la rue
j’enlace le tronc d’un marronnier en pleurant les cheveux sur les yeux
pour ne pas être vu
Ne me demande pas pourquoi Lazare appelle et parle dans mes veines
pourquoi je bondis d’un espace à un autre
pourquoi j’enfonce les ongles dans la jacinthe brûlante des draps
alors que déchiré d’amour j’ai une respiration de fleuve entraîné par l’élan élémentaire
Ne me demande pas pourquoi ceci n’est pas vraiment un poème,
mais un feu de mots soudés par la salive le souffle
Ne me demande pas
Écoute. Regarde. Ouvre les mille pupilles sèches de ton sang
Tends l’oreille dans la direction de la rue de la terre sueurs et larmes
Écoute
Regarde :
Les géantes copulations de la clarté et du néant
le temps aux tempes des hommes. Les éclairs des famines.
Ne me demande pas.
Nous savons saluer l’aurore
nous sommes civilisés
nous faisons comme tous les peuples
l’amour la guerre des enfants
nous enrichissons les riches
avec notre sueur notre imagination notre sens de l’ouvrage bien fait
nous sommes de bons citoyens
on nous récompense royalement : exil migraine chômage rêves différés accidents du travail
Nous nous lavons les dents
avec des dentifrices célébrés dans les colonnes du Monde, de L’Humanité ou du Figaro
parfois nous attrapons la mauvaise fièvre gauchiste
les poux de la subversion nichent dans nos cheveux
nous parlons français. Avec l’accent. Longtemps nous avons tourné la tête
pour pleurer
quand le vieux parler irritait soudain nos paupières
Mais maintenant c’est fini
Nous savons saluer l’aurore
nous avons étudié l’économie
nous savons à quoi nous en tenir
nous sommes des êtres humains à part entière
nous savons à quoi nous en tenir
LA RÉVOLUTION OCCITANE fleurira bientôt en livres de
sang et foudre dans les vitrines des libraires du Quartier latin.
In Poésie et vérité 1971
Bibliographie partielle
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Oeuvre poétique, © La Différence, 2008
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La légende du demi-siècle, 2 vol., (c) Levée d’encre, 2011 et 2015
Internet
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La Pierre et le Sel
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Poésie urgente, le site des amis d’André Laude
Contribution de PPierre Kobel
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