La poésie « est au-dessus des règles et de la raison.
Quiconque en discerne la beauté d’une vue ferme et rassise,
il ne la voit pas, non plus que la splendeur d’un éclair.
Elle ne pratique point notre jugement ; elle ravit et ravage. » Montaigne
Chaque jour un texte pour dire la poésie, voyager dans les mots, écrire les espaces, dire cette « parole urgente », cette parole lente, sa liberté dissidente et la colonne vertébrale qu’elle est pour aller au-delà du discours quotidien, du réel. Pour se laisser ravir et ravager.
La chute des anges (extrait)
Tant de silence qu’on voit les anges :
comme d’un vieux sou qu’on frotte
avec du sable, soudain éclate
L’empreinte du Roi.
Ils ne sont pas comme des paysans
par les chemins, tenant
dans les mains les terribles outils
du sauvetage et de la grâce.
Ils ne sont pas comme les bœufs des torrents
attelés à des charrois de frais et de semences,
ébranlant à coups d’épaules bleues
les digues qui couvrent les villages,
arrachant la terre de nos rivages.
Ils n’apportent pas de leur domaine de hauteur
des forêts soyeuses de plumes de paon,
écarquillant les annonciations,
aux carrefours des routes,
à l’angle mort des bastions,
sur les poudrières des redoutes,
pour iriser l’air
fleurir le sang
illuminer les veines caves,
faire sonner les cordes des artères
et chanter le cœur ;
donner la patience
enchantée des parturitions
aux loups et aux centurions,
gelés sur les griffes et les épées.
On attendait qu’ils frappent aux portes,
le soir
ouvrir, et au lieu du noir de la nuit,
voir enfin :
l’univers
émaillé depuis le seuil jusqu’aux confins du ciel
et enfin savoir ce qu’on porte.
Non ; c’est plus terrible et plus étrange
depuis que la neige et les corbeaux verts
ont établi le grand silence,
on voit les vrais anges.
Abrupts, glissants, glacés,
étincelants de sel illuminé
vêtus de toute la terre d’hermine et de marbre.
Ils ont besoin de tout pour vivre
dans le grand givre éternel.
In Journal, poèmes, essais, © Gallimard, La Pléiade, 1995
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Contribution de PPierre Kobel
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