Comme une suite musicale où vibre l’arbre des ancêtres, ce petit livre est dédié au grand-père paternel de Cécile Guivarch. Sans pagination ni subdivisions titrées, les poèmes suivent un protocole d’écriture bien visible, à chaque page identique : deux distiques successifs précèdent un tercet, qu’un astérisque sépare d’un dernier distique, le vers ultime étant écrit en italiques et entre parenthèses. Ainsi le poème continu tenterait-il d’ordonner la mémoire, alors que le distique isolé ressemble au fragment, à l’impression fugace, tel un écho abandonné. Ces deux mouvements qui semblent s’opposer sont réunis par le rythme : le plus grand soin est accordé aux sonorités et au tissage des syllabes.
Cent ans au printemps… Un titre nous révèle la substance secrète d’un livre. Le quasi-oxymore qui rapproche la longue durée d’une vie (« cent ans ») du commencement, du jaillissement (« au printemps »), tout en les reliant par la répétition du son [an], produit une étrange impression d’éclosion accomplie. Comme si le temps et l’instant cherchaient à s’épouser. Du reste, à la première page, la poète redevient petite fille au paradis terrestre, un fruit parmi les fruits : « Grand-père marche vers moi / me cueillir dans le verger ». La puissance du « lierre », tel un fil verdoyant de mémoire (il « envahit jusqu’au ciel »), recrée un « soleil » un peu différent, qui a peut-être « pris le dessus sur le ciel ».
Que nous révèle ce livre à propos de l’aïeul ? D’abord, un cadre géographique, qui permet de mieux ressusciter le disparu : c’est un paysage de campagne avec ses « pommes de terre », ses animaux de ferme, si proches des humains (« les canetons au creux des mains ») ; et puis la mer s’invite à travers « l’ancre sur la casquette ». Le lieu oscille ainsi entre deux mondes, retraçant « une vie entre terre et mer ». Ensuite, un cadre temporel, puisque la guerre a ravagé ce « cœur en ruine », dans la « poussière » de Dunkerque. Ces pages délivrent également la lumière d’une présence qui prodiguait de l’attention et de l’amour : « les chocolats qu’il m’a montrés dans le tiroir / ont repoussé parmi les plantes / salades et choux du potager ».
Ce riche passé est arraché à l’oubli grâce à une conscience perpétuée parmi les descendants, une vigilance dont la transparence recueille ce bleu qui scintille entre deux négations : « Écrire ses yeux pour retrouver leur couleur / ni un bleu de ciel ni un bleu de mer ». Si parfois résonne la souffrance du manque insondable – « les mots sonnent vides / (comme des pas perdus) » –, si la douleur n’est jamais occultée – « je pleure en silence / (ne pas aimer les adieux) » –, il reste l’héritage… Certains objets, par exemple, sont gardiens du passé : « le carillon de leur mariage » qui « est sur la table de mon salon / (lui redonner une deuxième vie) » ; les « médailles » de guerre, longuement contemplées. De son côté, la petite-fille adulte paraît avoir veillé l’être mourant et ce geste ancre l’enfui dans l’aujourd’hui, ce printemps d’écriture où l’éden peut renaître : « il ouvre et ferme les yeux si je suis près de lui / cela s’enracine très fortement ». Ce qui se perpétue surtout, c’est le « nom encore comme / un pouls qui bat », d’autant que l’écriture est née dans son sillage, il y a longtemps, et se prolonge : « j’étais encore une enfant quand j’ai écrit / ma première rédaction / la couleur de ses yeux ». Ce qui l’emporte finalement, c’est la leçon de vie, fortement incarnée par ce grand-père qui aimait les poissons et la fête, transmise en sa simplicité fluide (le simple est le plus difficile, le plus éloigné de nos esprits retors) : « rire et vivre intensément / (bonheur de chaque instant) ». Quoi qu’il en soit, le cruel trépas a toujours fait partie de l’éden enfantin, celui des lapins innocents par exemple : « j’aimais bien leurs grandes oreilles / et leur petit nez remuant / avant de les voir dans la cuisine // quelques minutes avant ils vivaient encore / (c’est rapide de mourir) ».
Par ce tissage attentif d’une vie accueillant la souffrance et la mort, par ses mots plus poreux que les nôtres, le poème de Cécile Guivarch replante ce « jardin étendu plus loin que le jardin ». Si la fillette s’y laissait cueillir, le grand-père, à son tour, y devient escargot : « Le persil toujours au jardin / (grand-père dans sa coquille) ». Et l’on se plaît à rêver que ce petit abri en forme de spirale désigne la trajectoire d’un souffle infini, d’un poème qui ne peut, s’achevant, que se renouveler dans l’enroulement des parenthèses : « Se souvenir nous met au monde / (poitrine soulevée de tant de battements) ». De fait, ce mouvement de spirale répond à l’entrelacement de la présence et de l’absence dans l’antithèse en voie d’abolition : « elle courait et court encore (là où elle est) » ; « je renonce à lui prendre la main / (et la reprends dans la mienne) ». Ces poèmes émouvants nous invitent secrètement à nous relier, à notre tour, au passé que l’on croyait perdu, au printemps qui revient chaque année, dormirions-nous cent ans, pour faire fleurir une durée qui nous déborde :
« le poème pour faire revenir
le sourire dans les yeux
nos deux extrémités »
Bibliographie partielle
- Cécile Guivarch, Cent ans au printemps, collection Cahiers du Loup bleu, © Les Lieux-Dits, 2021
Internet
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La Pierre et le Sel | Entretien croisé entre Cécile Guivarch et Pierre Kobel
Contribution de Sabine Dewulf
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