La poésie « est au-dessus des règles et de la raison.
Elle ne pratique point notre jugement ; elle ravit et ravage. » Montaigne
Chaque jour un texte pour dire la poésie, voyager dans les mots, écrire les espaces, dire cette « parole urgente », cette parole lente, sa liberté dissidente. Pour se laisser ravir et ravager.
Pensées de Deola
Deola passe sa matinée au café et personne ne la remarque.
En ville, à cette heure-ci, tout le monde s’affaire
sous le soleil encore frais de l’aube. Deola, elle non plus,
n’a besoin de personne et elle fume tranquille en humant le matin.
En maison, il lui fallait dormir à cette heure-ci
pour reprendre des forces : avec leurs sales godasses,
ouvriers et soldats, des clients qui vous brisent les reins,
salissaient la natte sur le lit. Mais seule, c’est différent :
on peut faire un travail plus soigné et c’est pas fatigant.
Le type d’hier soir, en la réveillant tôt,
lui a donné un baiser et l’a emmené à la gare
lui souhaiter bon voyage : « Si je pouvais, chérie,
je resterais bien avec toi à Turin. »
Bien qu’un peu étourdie, elle est fraîche aujourd’hui,
Deola, et elle aime être libre, boire son lait
et manger des brioches. Ce matin, elle est presque une dame,
si elle regarde les passants, c’est seulement pour ne pas s’ennuyer.
À cette heure, en maison, on dort et ça sent le renfermé
– la patronne sort en ville —, c’est idiot de rester là-dedans.
Pour faire les dancings, chaque soir, il faut un peu d’allure
et en maison à trente ans, ce qui en reste est fichu.
Deola est assise, son profil tourné du côté d’une glace
et elle se regarde dans la fraîcheur du verre ; un visage un peu pâle :
ce n’est pas la fumée qui est dans l’air. Elle fronce les sourcils.
Il faut vraiment en vouloir comme Mari pour rester en maison
(« car ma chère, les hommes viennent ici
pour s’offrir des caprices que ni femme ni maîtresse
ne peuvent satisfaire ») et Mari travaillait
inlassable, avec un grand brio, et se portait fort bien.
Les passants qui défilent devant le café ne distraient pas Deola
qui travaille le soir seulement, avec de lentes conquêtes
dans sa boîte de nuit. Quand elle fait des clins d’œil
à un client ou qu’elle cherche son pied, elle aime les orchestres
qui lui donnent l’impression d’être une grande actrice pendant la scène d’amour
avec un jeune homme riche. Un client chaque soir
lui suffit pour avoir de quoi vivre (« peut-être que le type d’hier
m’aurait emmenée pour de bon avec lui »). Et pouvoir rester seule
le matin, et s’asseoir au café. Sans besoin de personne.
5—12 décembre 1932
In Travailler fatigue, 1936 © Gallimard/Quarto — Traduction de Gilles de Van révisée par Martin Rueff
Internet
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Wikipédia | Cesare Pavese
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Fondation Cesare Pavese (en italien)
Contribution de PPierre Kobel
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