La poésie « est au-dessus des règles et de la raison.
Elle ne pratique point notre jugement ; elle ravit et ravage. »
Montaigne
Un texte pour dire la poésie,
voyager dans les mots, écrire les espaces,
dire cette « parole urgente », cette parole lente, sa liberté dissidente.
Pour se laisser ravir et ravager.
Claude Roy
Jamais je ne pourrai
Jamais jamais je ne pourrai dormir tranquille aussi longtemps
que d’autres n’auront pas le sommeil et l’abri
ni jamais vivre de bon cœur tant qu’il faudra que d’autres
meurent qui ne savent pas pourquoi
J’ai mal au cœur mal à la terre mal au présent
Le poète n’est pas celui qui dit Je n’y suis pour personne
Le poète dit J’y suis pour tout le monde
Ne frappez pas avant d’entrer
Vous êtes déjà là
Qui vous frappe me frappe
J’en vois de toutes les couleurs
J’y suis pour tout le monde
Pour ceux qui meurent parce que les juifs il faut les tuer
pour ceux qui meurent parce que les jaunes cette race-là c’est fait pour être exterminé
pour ceux qui saignent parce que ces gens-là ça ne comprend que la trique
pour ceux qui triment parce que les pauvres c’est fait pour travailler
pour ceux qui pleurent parce que s’ils ont des yeux eh bien c’est pour pleurer
pour ceux qui meurent parce que les rouges ne sont pas de bons Français
pour ceux qui paient les pots cassés du Profit et du mépris des hommes
Dépêche AFP de Saïgon De notre correspondant particulier sur le front de Corée l’Agence Reuter
mande de Malaisie Le Quartier Général des Forces armées communique Le Tribunal Militaire
siégeant à huis clos De notre envoyé spécial à Athènes
Les milieux bien informés de Madrid
Mon amour ma clarté ma mouette mon long cours
depuis dix ans je t’aime et par toi recommence
me change et me défais m’accrois et me libère
mon amour mon pensif et mon rieur ombrage
en t’aimant j’ouvre grand les portes de la vie
et parce que je t’aime je dis
Il ne s’agit plus de comprendre le monde
il faut le transformer
Je te tiens par la main
la main de tous les hommes
Si dorment dans le vert des prairies de septembre
plus confondus tous deux que le nuage au jour
les amants leur sommeil en mélangeant leurs membres
fait sourdre dans leur sang du sol un long bruit sourd
Hommes d’après nous deux vivants d’après nos morts
vous piétinez au fond du silence et du noir
J’entends venir à moi du très loin de l’aurore
un monde où la bonté rit dans tous les miroirs
un monde qui fera les quatre volontés de l’homme
Et si vous demandiez tout bas n’osant encore y croire
qui sont ces étrangers ils ignorent la haine
et pour qui cette fête chaque jour recommencée
pour qui cette clarté des lampes et qui donc a
donné aux jours cette simplicité de jour tout frais levé
et pourquoi ces rires cette musique cette gaîté du vent
enfin enfin semblable à cette fraîcheur
si longtemps imaginée si longtemps poursuivie
et si vous demandiez qui sont ces hommes
à visage d’hommes vivants ces hommes habillés
de joie simple et de confiance claire
le vent vous répondrait
Ils sont vous-même vous enfin très ressemblant
au visage parfait qui s’ignorait en vous
Ils sont l’impatience qui parlait au futur
et dirait au présent l’homme ami de lui-même.
In Poésies, © Gallimard, 1970
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Contribution de PPierre Kobel
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