À l’heure où les Alliés et leurs anciens ennemis rassemblés sur les plages de Normandie viennent de célébrer le 70e anniversaire du 6 juin 1944, je pense à un ami aujourd’hui disparu. Quand j’entends les témoignages des vétérans qui n’ont rien oublié des jours vécus alors, je pense à ce qu’il me disait de cette guerre : « Pierre, ce sont les années les plus fortes de ma vie, jamais je n’ai retrouvé la même intensité. »
Il était de ces personnes qui ont vécu très longtemps, non seulement par le bénéfice d’une bonne santé, mais aussi par l’entretien d’une curiosité insatiable, le désir permanent de comprendre le monde, de deviner l’avenir de leurs enfants, de leurs petits-enfants.
Jamais, je n’ai oublié cet homme, jamais je ne l’oublierai. Il était né en 1916 à Berlin d’un père juif et d’une mère belge flamande. Dans une famille bourgeoise et commerçante, il fut un enfant avide de connaissances, curieux de l’art et de toutes les techniques, grand lecteur, un voyageur à l’esprit ouvert. Installé avec sa famille dès l’enfance en Rhénanie Palatinat, il mena l’existence d’un jeune Allemand de bonne famille, à l’aune de l’écriture gothique et d’une solide discipline, rêvant aux aventures des héros de Karl May et gourmand de découvertes variées.
Quand le nazisme s’installa, il fallut partir, dès 1932. Pourquoi pas l’Amérique ? Ce fut la France et Paris. Tandis que ses parents allaient d’entreprises nouvelles en échecs commerciaux, il poursuivit ses études à Janson-de-Sailly puis à l’école d’ingénieurs de Bréguet. Parallèlement, il collectionna les boulots pour pallier les difficultés financières : projectionniste de cinéma, serveur à Montparnasse, responsable d’une équipe d'égorgeuses de volailles aux Halles Baltard, etc.
Tout juste diplômé, il fut rattrapé par la guerre. Quelques mois à la Légion étrangère qui le démobilisa vite, une traversée de l’Espagne, l’Algérie, le temps de ne pas y trouver le travail espéré puis le Maroc où les recruteurs de l’armée anglaise le convainquirent de s’engager. Une réponse erronée à une question posée sur son métier, ajoutée à sa petite taille, firent de lui un mécanicien dans un char. La formation terminée en Écosse, ils partirent sur des navires chargés d’hommes et de matériel pour le Moyen-Orient. La traversée de la Méditerranée jusqu'à Alexandrie avec la peur au ventre d'être bombardés…
Ensuite ce fut la campagne d’Afrique du Nord, les combats à l’aveugle, char contre char, la chaleur accablante, l’absence complète de nouvelles des siens. Suivit une nouvelle traversée de la Méditerranée de Sfax en Sicile pour ensuite débarquer en Italie, remonter la péninsule au prix de batailles sanglantes qui apprennent à s’endurcir le cœur. D’autres encore, en Allemagne même avant la démobilisation à la fin de 1946. Entre-temps, il avait retrouvé sa famille, rencontré celle qu’il allait épouser, la mère de ses futurs quatre enfants. Il y eut du travail aussitôt, de longues années de déplacements professionnels et familiaux en France, à l’étranger. Puis une retraite dans le sud de la France qui lui permit de donner libre cours à sa soif d’actualité, à sa boulimie de livres, à son goût conservé des voyages.
Si des circonstances nous éloignèrent l’un de l’autre, jamais je n’ai oublié l’amitié de cet homme. Jamais je n’oublierai cet exemple d’une existence complète, le désir de comprendre l’évolution du monde, les conversations à n'en plus finir et les polémiques pour savoir si le monde se comprend mieux dans les livres d’histoire ou la fiction, les affrontements quant à telle ou telle entreprise politique, les échanges passionnés pour tel ou tel livre comme le Ulysse de Joyce. Jamais je n’oublierai les arbres plantés dans la maison de Bourgogne comme le signe de ce qui nous survit, les repas partagés, les vins goûtés ensemble.
Jamais je n’oublierai la leçon de vie qu’il me donna.