Ah ! Venise ! On est censé s'en éblouir, on s'y perd dans un charme lent que d'autres voient vénéneux. Le poète ne sait plus si Venise l'invente ou si c'est lui qui l'invente. Ciel de peintures, brumes rêveuses pour amoureux. On voudrait croire à ce miracle, on se reproche ses réticences. On est incrédule, il faut céder, le miracle est dans les silences, derrière les façades. Surgie de l'eau, Venise s'inscrit dans les interstices du réel de notre culture et des fantasmes de notre imaginaire.
Alfred de Musset
Venise
Dans Venise la rouge,
Pas un bateau qui bouge,
Pas un pêcheur dans l'eau,
Pas un falot.
Seul, assis à la grève,
Le grand lion soulève,
Sur l'horizon serein,
Son pied d'airain.
Autour de lui, par groupes,
Navires et chaloupes,
Pareils à des hérons
Couchés en ronds,
Dorment sur l'eau qui fume,
Et croisent dans la brume,
En légers tourbillons,
Leurs pavillons.
La lune qui s'efface
Couvre son front qui passe
D'un nuage étoilé
Demi-voilé.
Ainsi, la dame abbesse
De Sainte-Croix rabaisse
Sa cape aux larges plis
Sur son surplis.
Et les palais antiques,
Et les graves portiques,
Et les blancs escaliers
Des chevaliers,
Et les ponts, et les rues,
Et les mornes statues,
Et le golfe mouvant
Qui tremble au vent,
Tout se tait, fors les gardes
Aux longues hallebardes,
Qui veillent aux créneaux
Des arsenaux.
Ah ! maintenant plus d'une
Attend, au clair de lune,
Quelque jeune muguet,
L'oreille au guet.
Pour le bal qu'on prépare,
Plus d'une qui se pare,
Met devant son miroir
Le masque noir.
Sur sa couche embaumée,
La Vanina pâmée
Presse encor son amant,
En s'endormant ;
Et Narcissa, la folle,
Au fond de sa gondole,
S'oublie en un festin
Jusqu'au matin.
Et qui, dans l'Italie,
N'a son grain de folie ?
Qui ne garde aux amours
Ses plus beaux jours ?
Laissons la vieille horloge,
Au palais du vieux doge,
Lui compter de ses nuits
Les longs ennuis.
Comptons plutôt, ma belle,
Sur ta bouche rebelle
Tant de baisers donnés...
Ou pardonnés.
Comptons plutôt tes charmes,
Comptons les douces larmes,
Qu'à nos yeux a coûté
La volupté !
In Premières poésies
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Paroles : Jean GUIDONI Musique : Pascal AURIAT
MORT À VENISE
Le soleil sur la verrière
Fait des dessins sur ta peau
Derrière les ombres de travers
Bat le cœur d’un jour nouveau
Brisé comme feuille de thé
Tu ris du plateau renversé
Fou, ce cri qui me rend beau,
Gouttes de larmes à ma peau
Suis-je donc mort à Venise
Dans l’orage d’un bordel
Rimmel et masque de mise
Amoureusement cruel
Oh ! Ton ventre que je frôle
Nous aimer plus vrai que vrai
Je laisse aller mon épaule
Un jour à rester couché
Silence du matin, cadeau
De l’eau fraîche dans un verre
Sur tes lèvres entre-ouvertes
Les miettes d’un croissant chaud
Suis-je donc mort à Venise
Dans l’orage d’un bordel
Rimmel et masque de mise
Amoureusement cruel
Les tigres de porcelaine
Sont restés tels qu’ils étaient
Ils cachent leur restant de haine
Sous la peinture écaillée
Notre lit est un champ libre
Une aquarelle chagrine
Jetées au cœur d’une orange,
Toutes nos couleurs se mélangent
Suis-je donc mort à Venise
Dans l’orage d’un bordel
Rimmel et masque de mise
Amoureusement cruel
Une pomme rouge tâchée
Sous des fruits ensoleillés
À ton front le battement
D’un vol d’amour effréné
D’un vol d’amour suicidé
À l’heure du petit déjeuner…
in Concert 1989 © ZONE MUSIC
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Mary McCarthy
Parmi tous les charmes de Venise, il en est un particulièrement efficace : ce pouvoir qu’elle a d’éveiller le philistin qui sommeille en tout sceptique. Les individus de ce genre — les êtres secs, prosateurs à l’intelligence supérieure — refusent de ressentir ce qu'ils seraient censés ressentir face à des merveilles. Cette attitude, poussée à l’extrême, les conduit à ne rien ressentir du tout, ainsi Stendhal, que Venise laissait de marbre. Il n’y fit qu’un bref séjour, avant de la quitter, presque sans commentaires, pour poursuivre une intrigue à Padoue. Un autre amoureux de l’Italie, D.H. Lawrence (par certains côtés un déboulonneur de mythes, parlant vrai et fort, comme Ruskin avant lui), consigna sa première réaction dans un poème : « Ville répugnante, visqueuse et verdâtre,/Dont les doges étaient des hommes âgés aux yeux antiques... » Quant à Gibbon, le spectacle de Venise lui offrit « quelques heures de stupeur, et quelques jours de dégoût ».
Cette merveille grossièrement célébrée, cette idole d’or aux pieds d’argile, ce trompe-l'œil, cette supercherie maquillée, ce cliché, quel iconoclaste intelligent pourrait ne pas éprouver une pulsion destructrice face à elle ? Ruskin, son Jérémie tardif, qui devait finir par haïr presque tout en Venise, passait la moitié de son temps à tenter de dévoiler ses impostures, grimpant aux échelles dans des églises poussiéreuses, afin de prouver (ce qu’il suspectait depuis longtemps) que la Renaissance vénitienne était un mensonge, un artifice cynique, que l’effigie de marbre du doge Vendramin, qui trône au-dessus de son tombeau à SS. Giovanni e Paolo, par exemple, n’était qu’un profil gravé tourné vers le public, l’autre côté, celui qu’on ne voyait pas, étant inexistant, une dalle lisse, sans visage.
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Nulle part la pierre n’est aussi rebattue qu’à Venise, c’est-à-dire, précisément, aussi usée. La ville est à la fois un musée et un parc d’attractions, vivant du billet d’entrée des touristes, et ce depuis le début du XVIIIe siècle, quand ses anciens revenus se tarirent. Le carnaval, qui s’étendait sur la moitié de l’année, n’était pas simplement l’expression spontanée de la licence vénitienne ; c’était un calcul, destiné à attirer les visiteurs. Les premières « vues » de Francesco Guardi étaient les cartes postales de l’époque. Dans la confiture vénitienne, marmelade épaisse, douce-amère, le tourisme lui-même se fit épice, au goût de l’étranger ; aujourd’hui, les histoires de touristes disparus sont chaque jour ravivées par les gondoliers et les guides. Le bureau de Byron, le palais de Gautier, la pension de Ruskin, la chambre où mourut Browning, les vitres blindées de Barbara Hutton - voilà les curiosités qui ont remplacé le Bucentaure ou la statue de Paolo Sarpi dans l’intérêt du public. L’artisanat vénitien est devenu spectacle forain - soufflage du verre, travaux de perles et de dentelle ; vous regardez l’objet se faire, comme on regarde filer le sucre à l’entrée du cirque, et vous en rapportez un échantillon à la maison, en souvenir. Les manufactures vénitiennes d’aujourd’hui n’ont aucune prétention à la beauté ni à l’élégance, seulement à être estampillées « de Venise ».
Et il est inutile de prétendre que la Venise touristique n’est pas la véritable Venise, ce qui demeure possible pour d’autres villes - Rome, Florence ou Naples. La Venise des touristes est Venise : les gondoliers, les couchers de soleil, la lumière changeante, le Florian, le Quadri, Torcello, le Harry’s Bar, Murano, Burano, les pigeons, les ouvrages de perles, le vaporetto. Venise est un accordéon de cartes postales d'elle-même.
[…]
Lorsque les Vénitiens sortent le soir, ils n’évitent pas la place Saint-Marc, où se massent les touristes, comme le font les Romains au Doney’s, via Veneto. Les Vénitiens viennent voir les touristes, et les touristes les regardent en retour. Dans cette ville, tout parle à l’œil et à l’oreille, mais à l’œil surtout. Bâtie sur l’eau, c’est une éternelle succession de reflets et d’échos, un jeu de miroirs. Contrairement à une croyance répandue, il n’existe pas de petits canaux excentrés où le touriste ne risque pas de tomber sur sa propre image, avec son appareil photo, en la personne d’un autre touriste traversant un petit pont. Et aucune parole ne peut être prononcée ici qui ne soit l’écho d’une parole déjà prononcée. « Mais c’est aussi cher que Paris ! » s’exclame un touriste français dans un restaurant, sans savoir qu’il reprend les mots de Montaigne. La complainte de l’étranger résonne, morose, au travers des siècles, à l’unisson de celle de ce chevalier médiéval qui trouvait Saint-Marc envahie de « Turcs, Libanais, Parthes, et autres monstres d’au-delà des mers ».
in En observant Venise – Traduction de l'anglais d'Alain Defossé, © Payot, 2003, pp.9 et suivantes
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Claude Roy
Je sais que chaque année je viens chercher à Venise ce qu’y cherchaient les Vénètes originels, les pionniers archaïques des premières îles de la lagune : un abri, une retraite, — dans les siècles anciens, protégé des barbares -aujourd’hui protégé des automobiles, des vapeurs de plomb et d’essence, de l’enfer familier des cités « modernes ». Il faut se méfier des réflexes élitistes, « aristocratiques ». Ne pas être le voyageur qui condamne les touristes, le « happy few » qui méprise les foules, celui qui préfère le calme des villes mortes au brouhaha des mégapoles, et qui voudrait que la beauté des cités ou des campagnes lui soit réservée - tant pis pour ces figurants gênants, les citadins ou les agriculteurs.
Mais les problèmes de Venise, espace exceptionnel, ne sont pas tellement exceptionnels. Ici comme partout, la combinaison d’une économie marchande et d’un marché mondial, d’une industrie dévorante et d’une démographie croissante, créent des situations qui semblent insolubles.
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GRAINS POUR LES PIGEONS DE SAN MARCO
Venise, octobre 1989
Venise dépaysage trois fois : en nous faisant vivre sur l’eau et à pied ; en étant une ville si souvent représentée par elle- même, la cité du narcissisme pictural et graphique, que souvent le temps semble y suspendre son vol ; enfin en étant cette ville italienne où on parle une langue presque étrangère, le vénitien.
[…]
Les planches et les tréteaux pour l'acqua alta, l’inondation périodique qui sape les fondations et les rez-de-chaussée vénitiens, sont toujours prêts dans les rues de Venise dès l’automne, sans que les Vénitiens s’en fassent trop de souci. Il faudrait vivre avec la mort comme les Vénitiens avec l’inondation, prêt pour elle, mais sans en faire tant d’histoires.
Dans un vieux carnet, je retrouve ces lignes écrites à Venise en 1953 : « Il ne faut pas à Venise marcher trop longtemps le nez levé, les yeux fixés sur les statues, les églises, les tableaux et les pierres. Il faut surtout croiser le regard des hommes, qui ne voient plus les statues, n’entrent pas dans les églises, ignorent les tableaux et habitent des maisons qui ne sont pas des palais. C’est cependant pour eux et par eux que les églises, les palais et les pierres existent. » Après tant d’années, j’ai appris que je me trompais en croyant
que les Vénitiens du peuple sont trop fatigués par la vie pour avoir le temps d’admirer leur ville. « Je ne regarde pas comme les touristes, me disait, il y a quelques années, un ouvrier maçon du sestiere de Canareggio. Mais toute l’année elle m’entre de côté, par la peau du bord des yeux. »
[…]
VENISE DANS LA BRUME II
Venise, 28 octobre 1989
En attendant aux Zattere le vaporetto de la ligne numéro cinq (circolare) par une nuit de brume et de silence
Nuit sans lune Lent clapotis de la lagune
Le noir épais La brume blanche Doucement le ponton
bouge sous nos pieds On n’aperçoit pas l’autre rive
Une mouette attardée mince virgule claire
errant à la dérive émerge étonnée du brouillard
puis retombe dans l’ombre et n’exista jamais
Je voudrais qu’un bruit de moteur traverse le silence
ou bien l’appel sur un canal d’un batelier qui crie « Oïe ! »
ou bien les cloches calmes ou bien la corne de brume
et que vienne le vaporetto son long appel de phare
afin de ne plus hésiter un peu transi sur le débarcadère
comme hésitait Tchouang tseu comme hésitait Borges
Qui rêve qu’il se rêve ? Qui doute d’être où il est ?
Rêvons-nous de Venise ? Venise nous rêve-t-elle ?
Mais dans l’épaisseur blême j’entends battre un moteur
Une lumière trouble monte de la brume et de l’eau
Il faut composter son billet Le vaporetto accoste
Le contrôleur noue le filin et tire la rambarde mobile
Il n’y a pas vraiment beaucoup de monde à bord
Le numéro cinq circulaire reprend sa route
Ponte tre archi San Alvise Madonna del Orto
Fondamente Nuove Murano San Michèle San Zaccaría
Nous ne rêvons donc pas que nous sommes à Venise ?
Mais nous rêvons peut-être que nous ne rêvons pas.
In L'étonnement du voyageur- Carnet de Venise, © Gallimard, 1990, pp.289 et suivantes