On devrait mettre le texte de Alain Roussel en avant de toute autre lecture. Ce discret opuscule, barré d'un bandeau avec cette affirmation : « Quand vous aurez lu ce livre, les MOTS ne seront plus comme avant. », mérite plus que sa réputation marginale. Alain Roussel nous embarque là pour une navigation verbale réjouissante qui va puiser aux sources du surréalisme, aux ésotérismes, au simple jeu des mots et des lettres. Il s'en explique ainsi pour les premiers :
Jeux de mots, me direz-vous ? Certes ! Mais, par la langue, l’essentiel de la pensée est jeux de mots, avec ses règles et ses possibilités de transgression, parfois ses tragédies. Le plus sérieux des philosophes joue avec les mots et, quoi qu’il prétende, il ne fait rien d’autre. Il peut parfois, à son insu, être joué par eux et même, s’il n’a pas d’humour, ridiculisé. Sa plus grande épreuve est celle de la lecture des autres, si différente de la sienne, qui va prouver au monde entier qu’il n’a pas écrit ce qu’il croit avoir écrit, qu’il a été dupé par la langue. Le poète, lui, adore être joué par les mots. Il se laisse volontiers faire. Mais qui joue l’autre ? Il s’abandonne à eux pour mieux les déjouer, les forcer à se prendre à leur propre jeu, jusqu’à ce que ce ne soit plus du jeu : ils peuvent alors, dans la panique, se retourner comme un gant, montrant leur plein ou leur vide. Il y a des mots étroits qui ne vous facilitent pas le passage, des mots qui vous entraînent d’emblée vers le grand large, des mots idiots à bêler, des mots trop intelligents pour y croire, des mots cannibales, des mots qui se prêtent volontiers au strip-tease, des mots qui vous embrassent au plus profond de la pensée, des mots d’apparence anodine qui portent leur or en cachette, des mots Don Quichotte qui viennent à votre secours quand tout va mal, des mots fainéants qu’il faut secouer pour qu’ils se réveillent, des mots trop courageux pour être honnêtes, des mots mélancoliques qui s’harmonisent avec l’automne, des mots passe-partout qui s’accordent avec tout, le meilleur et le pire, des mots soumis d’avance, des mots qui refusent et qui s’insurgent, qui aident l’homme, parfois, à retrouver sa dignité, des mots pour l’amour ou la haine, le châtiment ou le pardon…
In La vie privée des mots, p.15
et pour les secondes :
Notre alphabet comprend aujourd’hui vingt-six lettres qui permettent en théorie, par leurs relations, d’exprimer tous les concepts, toutes les sensations existantes et à venir. A partir d’une structure somme toute restreinte, la capacité d’invention est quasi illimitée. Cependant, comme toute société, celle de l’alphabet oscille entre l’ordre et le chaos. Elle est étroitement dépendante du comportement de ses membres, même si elle impose des règles. En principe, toutes les lettres bénéficient d’une égalité de droit, mais cette belle maxime se heurte dans la pratique à de nombreuses réticences et exceptions. Comme ailleurs, il y a des lettres qui se veulent plus égales que d’autres, et qui y parviennent. Malgré cela, l’alphabet est un lieu où les affinités, les alliances, les aversions, les querelles, les séductions finissent par trouver un équilibre, aussi précaire soit-il.
In La vie privée des mots, p.39
Ce qu'écrit Alain Roussel va au-delà de la liberté inventive qui est la sienne et de l'humour iconoclaste et sensuel qu'il y introduit pour désarmer ceux qui seraient tentés de le prendre au sérieux. Son propos, loin de tous les poncifs, est de nous faire partager sa passion des mots, son étonnement du feu de la langue.
Ainsi, j’ai pénétré les mots à la recherche de la « substantifique moelle ». Mais pas seulement. Je n’ignore pas que la cabale phonétique a souvent été utilisée pour dissimuler volontairement aux profanes un sens caché. J’ai lu Fulcanelli, Grasset d’Orcet, Raymond Roussel, sans oublier Brisset que je préfère mille fois à ses rieurs. J’ai même relu ce grand précurseur qu’a été Platon pour la langue grecque avec son Cratyle qui reste un chef-d’œuvre du genre. Si je cherche un sens caché, c’est surtout celui qui échappe à toute préméditation, à toute volonté de cryptage. Je cherche bien davantage, par une méthode basée sur des connotations phonétiques, à inventer un sens, à donner du sens à ma pensée, à ma vie, dans une perspective à la fois ouverte et ramifiée. Je frotte des lettres, des syllabes, à l’intérieur des mots, libérant l’étincelle. Avec des techniques qui peuvent sembler archaïques, j’apprends à faire un feu de langue. Des significations usuelles, il ne reste que la cendre. Attisé par le vent, l’esprit s’envole de flammes en flammes, relançant la quête toujours plus loin, toujours plus haut. Du moins c’est ce que je voudrais. Cette activité intense m’a ouvert à la vision. Je vois des choses que je n’avais jamais vues. J’entends des choses que je n’avais jamais entendues. La pensée, dont la mienne n’est qu’un fragment, rayonne. S’il y a de ma part une recherche sur la langue, elle relève de la poésie et non de la linguistique. À quelques exceptions près, je n’ai qu’une attirance restreinte pour les travaux de ces spécialistes. Je les ai lus ou essayé de les lire. La plupart du temps, dans leurs livres, les mots s’ennuient à mourir. Ils voudraient être ailleurs. Les seuls qui m’inspirent, dont j’ai l’impression qu’ils me rendent plus intelligent à chaque lecture, qu’ils m’emmènent en voyage, ne sont pas vraiment des linguistes, à peine des sémiologues. Il y a en eux une sensualité des signes qui les rend fréquentables.
In La vie privée des mots, p.90
Alain Roussel est poète, ne l'oublions pas. Pour lui les mots sont une tentative d'adéquation au monde. Qu'il écrive ses propres textes ou à propos des textes des autres, c'est cette recherche là qui le concerne au premier plan. Il l'exprime ainsi :
Que dire d’autre ? C’est le matin. Après de longs jours de pluie et de grisaille, le soleil vient enfin d’apparaître. Je l’aperçois par ma fenêtre ouverte. Il éclaire les arbres, les buissons, les façades, les passants, les nuages, le ciel. Sous cette lumière, le monde m’offre de multiples formes qui m’interpellent. L’univers parle, l’univers écrit, même si je n’en comprends pas forcément la langue. Comme le vent, la montagne, la nuit, le jour, nous faisons tous partie de son alphabet. Chaque homme, chaque fleur, le moindre caillou sont des lettres. Les mots du monde s’unissent à notre insu pour créer des phrases qui tournent indéfiniment sur elles- mêmes, comme la terre, le temps et l’espace. Voulant comprendre cette langue étrange de la nature, l’homme invente ses propres mots. Il cherche à travers son verbe imparfait une traduction impossible, essayant de nommer arbitrairement les choses qui parlent un autre langage que le sien, un langage où le signe et l’être sont inséparables. Aussi improbable que cela puisse paraître, il y a parfois des rencontres fulgurantes. Les mots de l’homme et ceux du monde se rejoignent, fraternisent. Soudain des portes s’ouvrent. J’ai déjà éprouvé cette sensation qui transporte, qui porte en extase. Je la voudrais plus fréquente, pouvoir la reproduire plus souvent. Le sens devient alors lumineux, d'une évidence absolue, au-delà ou en dehors des mots mêmes, et si nous voulons en parler, nous ne le pouvons pas : nous sommes réduits au silence.
In La vie privée des mots, p.83
Bibliographie
Internet