Soirée au Musée du Montparnasse - îlot de paix dans la grande ville – dans le cadre de l'exposition Pierre Seghers, Poésie la vie entière, en compagnie de l'éditeur Bruno Doucey et de deux auteurs qu'il a publiés : Maram Al Masri et Salah Al Hamdani.
Soirée pour rappeler, dans la mémoire de Pierre Seghers, combien la poésie est un engagement à résister.
Le pain blanc
Quand nous reverrons le blé battu par des mains
d'homme
Quand nous reverrons flamber les tayolles dans le soleil
Quand les trois chevaux du futur iront de front
sur l'aire nette
Alors nous ferons de colline à colline des feux
Des feux en souvenir du pan nocturne et de nos frères.
Ils avaient en ce temps de l'été des supplices
Jeté dans l'air leurs bras cassés, les durs fléaux
De l'avenir. On les avait battus à mort, le grain, la paille,
Et l'espoir demeurait vivace ; leur sang coulait
comme un soleil.
Dans les champs et les rues, le temps viendra du grain
sans tache
Et rira le semeur, dans sa main droite un sein de blé
Et rira le faucheur, le pivot de la terre qui tourne
Et Dieu rira, s'il veut bien.
Compagnons, voici venue la grande mue
Et notre terre change de peau
Compagnons, embrassez son ventre et sa farine
Tressez vos mains, c'est le moment
Elle délie sa chevelure ensoleillée
Elle est plus forte et plus sérieuse que la morte
Elle part avec nous chargée du pain du monde
Elle part avec ses grands meuniers tout blancs
Elle nous emporte, et c'est la vie à hauteur d'homme
Elle nous guide et c'est le chemin tracé droit
Elle nous aime et c'est le mouvement des mondes
Qui vient en nous, et nous parlons avec sa voix
Compagnons le sang qui s'écaille fait graine
Ce n'est plus le temps des rêves, mais des moissons
Ce n'est plus le temps des personnes, mais venu
Pour tous
Le temps immense du pain blanc.
in Comme une main qui se referme, Poèmes de la Résistance 1939-1945, éd. Bruno Doucey, 2011, p.49
La présence de Maram Al Masri et de Salah Al Hamdani est emblématique de cet engagement. Tous deux sont des exilés, ayant dû fuir leur pays. On sait quelle est la dramatique actualité de la Syrie natale de Maram. On peut lire dans les textes de Salah combien la rupture avec ses racines est une souffrance durable. Tous deux, à l'encontre de cela, et à partir de deux vers de Seghers que leur soumettait Bruno Doucey, ont su nous dire que l'exil doit conduire à la reconstruction, à l'espoir, à la rencontre, y compris avec celle ou celui qui pourrait être un ennemi.
Il ressort de cette soirée que la poésie n'a pas de frontières. La profession de foi, souvent répétée, de Bruno Doucey en faveur d'une poésie lyrique et en prise avec la société, trouve là son évidence. Arme pacifique, la poésie doit être une parole de lien entre les hommes et ce, plus que jamais, quand l'actualité du monde se fait dévorante, fracassante, destructrice, souvent des corps mais aussi des esprits.
Signe 7
Qui de nous deux crée l'autre
elle ou moi ?
ne suis-je pas passage vers elle ?
n'est-elle pas passage vers moi ?
comme la rivière et la mer
comme la mer et l'océan
comme l'eau et la pluie
je puise en elle
elle boit en moi
je l'utilise
elle me consomme
elle s'approprie les souvenirs
elle voit ce que je vois et ne vois pas
ce que j'enfouis et dissimule
ce que je montre
et que j'exprime
Maram Al Masri
in Par la fontaine de ma bouche, © Bruno Doucey, 2011, p.21
Si jamais un de ces matins
ton âme est traversée par une aube triste
ne crains rien
Tu étireras tes pas lents
comme la plainte de l'enfance
C'est toujours le tourment de l'ombre du palmier
qui pousse dans l'argile rouge de l'Euphrate
Il donne aux troupeaux d'hommes
un mal de vivre
qui accroît leur attente
Ici les hommes n'ont plus le souvenir du parfum de la lavande
ni celui de la cire enracinée dans la flamme
Alors extirpe la prison de ta tête
écorche ton corps à partir du miroir
parfume ton regard
et de la frange de lumière qui reste
embrase ton exil
et répète après moi :
Passionnément
foudroyer le silence
la lâcheté
Il faudra encore plus de paroles et d'actes tranchants pour
défier les assassins
et dérober leur haine à nos rêves
Bagdad est de nulle part
elle est d'ici
commence avec moi
et ira vers l'autre
avec lequel elle restera
Salah Al Hamdani
in Le balayeur du désert, © Bruno Doucey, 2010, p.70
Ill. Bruno Doucey, photo Muriel Szac, Maram Al Masri, photo Laurence Bouvet, Salah Al Hamdani, photo PPierre Kobel
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PPierre Kobel
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