Pablo Neruda est né en 1904 au Sud du Chili. Une mère institutrice, qui meurt de tuberculose un mois après sa naissance. Un père cheminot, qui se remarie avec celle que Neruda appelle « l’ange gardien de mon enfance ». Une enfance placée sous le signe de la grande forêt verdoyante, de la tempête, de la neige et de la pluie australe.
Neruda, qui manifeste une attirance précoce pour la poésie, signe à 13 ans son premier poème. Son père n’appréciant guère, il emprunte le pseudonyme d’un poète tchèque du 19ème siècle. Dès 15 ans, il obtient des prix de poésie en province, puis à Santiago, où il s’installe à 17 ans, pour préparer un professorat de français. Il vit pauvrement, s’habillant en poète, tout de noir vêtu, avec cape et grand chapeau.
À 18 ans il se forge une âme politique, manifestant avec les ouvriers contre la police. « Il ne m’était pas possible dans mes poèmes de fermer la porte à la rue, de même qu’il ne m’était pas possible dans mon cœur de jeune poète de fermer la porte à l’amour, à la vie ». En 1924 il publie Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, un recueil qui renferme les passions tourmentées de son adolescence. Devant le succès rencontré, il décide d’abandonner ses études, pour se consacrer davantage à la poésie.
Pour vivre il entre dans la carrière diplomatique et devient consul. Entre 1927 et 1943 il connaît neuf affectations consulaires, à commencer par l’Asie : Rangoon, Colombo, Batavia, Singapour ; Buenos Aires, où il rencontre Garcia Lorca ; Barcelone, puis Madrid, en pleine guerre civile espagnole. En 1939 il est nommé à Paris pour organiser l’immigration des réfugiés espagnols au Chili. Et pour finir, Mexico, où il est consul général durant 3 ans.
Devenu célèbre dans le monde et populaire au Chili, Neruda se lance dans la politique. En mars 1945 il devient sénateur des provinces minières du Nord, riches en cuivre et salpêtre, mais région la plus pauvre du Chili, lunaire et désertique. En 1946 Videla, élu président grâce à l’appui de Neruda, change de camp et rallie la droite, devenant farouchement anti-communiste. Neruda dénonce publiquement cette trahison politique en prononçant devant le Sénat son discours J’accuse, le 6 janvier 1948. Condamné à la détention, il entre aussitôt dans la clandestinité, changeant de domicile chaque jour pendant plus d’un an. C’est au cours de cette longue période qu’il écrit son œuvre maîtresse Le Chant général.
Le 24 février 1949 Neruda quitte le Chili, franchissant à cheval la Cordillère des Andes, avec son précieux manuscrit. Arrivé à Buenos Aires, il rejoint Paris, où Picasso et Supervielle lui obtiennent des papiers en règle. Puis Moscou et enfin Mexico, où l’attend Éluard. L’édition originale du Chant général est publiée à Mexico, puis dans une douzaine de pays, tandis qu’une édition clandestine circule au Chili. Pendant deux ans, Neruda voyage et multiplie les conférences à travers le monde. Le film Il Postino (Le facteur) relate son séjour à Capri avec Matilde Urrutia, l’inspiratrice de La Centaine d’amour, qu’il épousera en 1966. Le Chili ayant annulé les poursuites, Neruda retourne dans son pays en août 1952.
Partagé désormais entre le Chili et le reste du monde, il est considéré comme l’un des plus grands poètes de son temps et ses écrits sont publiés dans toutes les langues. En 1955 il obtient, avec Picasso, le Prix International de la Paix. Toujours passionné de politique, il s’engage dans les campagnes présidentielles de 1958 et 1964. Désigné en 1969, pour être le candidat de la gauche, il se retire en faveur de son ami Allende et fait campagne pour lui. Allende le nomme ambassadeur à Paris, où en 1971, il reçoit le Prix Nobel de Littérature. En 1972 il rédige ses mémoires J’avoue que j’ai vécu. À New-York il dénonce le blocus américain qui asphyxie lentement le Chili ; puis renonçant à son poste d’ambassadeur, il rentre au Chili pour aider Allende. Il appelle solennellement tous les intellectuels à venir au secours de son pays pour éviter la guerre civile qui menace. Mais le 11 septembre 1973 Pinochet renverse Allende et la démocratie. Les maisons de Neruda sont saccagées, ses livres brûlés, et le poète meurt de chagrin quelques jours plus tard, à l’âge de 69 ans.
Dans ses mémoires Neruda avoue son amour pour les mots : « Qu’il est beau ce langage que nous avons hérité des conquistadores à l’œil torve…Là où ils passaient, ils laissaient la terre dévastée…Mais il tombait des bottes de ces barbares, de leur barbe, de leurs heaumes, de leurs fers, comme des cailloux, les mots lumineux qui n’ont jamais ici cessé de scintiller…Ils emportaient l’or, mais ils nous laissèrent les mots ».
L’écriture de Résidence sur la terre, sa première œuvre importante, s’étend sur 20 ans, à un moment où la solitude lui pèse, ainsi que le sentiment de ne pas encore savoir à quoi allait servir sa vie. Avec une poésie amère, empreinte d’un pathétisme douloureux, il se décrit « Debout comme un cerisier sans écorce ni fleur », ayant l’impression désagréable d’être en « résidence sur la terre ».
Le Chant général est le chef-d’œuvre de Pablo Neruda, mais également l’œuvre maîtresse de la poésie contemporaine latino-américaine. Une œuvre de combat, écrite dans la clandestinité par un homme en colère. Une œuvre magistrale, qui retrace à grandes fresques à travers les siècles l’histoire tragique de tout un continent, dans une sorte de mémorial. Une œuvre située en pleine guerre froide, où la figure de Staline incarne les aspirations du Tiers-Monde face à l’impérialisme américain. Une œuvre optimiste et allègre, où l’espoir de la victoire est sans cesse réaffirmé.
Avec Mémorial de l’Ile Noire, publié en 1964, Neruda fait retour sur son passé et rêve d’une humanité plus fraternelle. Parmi les poètes d’aujourd’hui nul n’a autant fait que lui pour donner à la poésie un tel pouvoir, une telle force d’espérance. Devant dix mille mineurs, écoutant depuis des heures, sous un soleil de plomb, les discours politiques des militants syndicaux, lorsqu’on annonce que Neruda va dire un poème, alors d’un seul geste tous ces hommes se découvrent, saluant ainsi le pouvoir que la poésie est capable de mettre au service des peuples. Et toute son œuvre est là pour en témoigner.
CHANT AUX MÈRES DES MILICIENS MORTS
( Espagne 1936 )
Ils ne sont pas morts ! Ils sont au milieu
de la poudre,
debout, brûlant pareils à des mèches.
Leurs ombres pures se sont unies
dans la prairie couleur de cuivre
comme un rideau de vent blindé,
comme une barrière couleur de fureur,
comme le sein même, invisible, du ciel.
Mères ! Ils sont debout dans le blé,
hauts comme le midi profond,
dominant les grandes plaines !
Ils sont une envolée de cloches à la voix sombre
qui à travers les corps d’acier assassiné
carillonne la victoire…
in Résidence sur la terre, © Poésie/Gallimard, 1972, p. 163-164, trad. Guy Suarès.
***
CHRISTOPHE MIRANDA ( Pelleteur assassiné)
Je t’ai connu, Christophe, au milieu des chaloupes
de la baie, quand le salpêtre
descend vers la mer, par une journée
en tunique brûlante de novembre.
Je revois cette extatique élégance,
Les coteaux de métal, l’eau comme un lac tranquille.
Et l’homme seulement, l’homme sur les péniches,
moite de sueur, remuant la neige.
La neige des nitrates, répandue
sur les épaules de la peine, basculant
dans le ventre aveugle des cales.
Pelleteurs, vous étiez les héros d’une aurore
rongée par les acides, amarrée aux destins
de la mort, pelleteurs, vous receviez, solides,
le riche et tout-puissant nitrate.
Christophe, j’écris ces lignes pour toi.
Et aussi pour les camarades de la pelle,
pour ces poitrines envahies par les acides
et les effluves assassins,
gonflant leurs cœurs comme des aigles épuisés
jusqu’au moment où l’homme tombe,
jusqu’au moment où l’homme roule vers les rues,
vers les croix mutilées de la pampa…
In Chant général, chapître VIII, © Poésie/Gallimard, 1984, p. 301- 302, trad. Claude Couffon.
***
…L’exil est rond :
un cercle, un anneau :
tes pieds en font le tour, tu traverses la terre
et ce n’est pas ta terre,
le jour t’éveille et ce n’est pas le tien,
la nuit arrive : il manque tes étoiles,
tu te trouves des frères : mais ce n’est pas ton sang.
Tu es comme un fantôme qui rougit
de ne pas aimer plus ceux qui t’aiment si fort,
et n’est-il pas vraiment étrange que te manquent
les épines ennemies de ta patrie,
l’âpre détresse de ton peuple,
les ennuis qui t’attendent
et qui te montreront les dents dès le seuil de la porte …
in Mémorial de l’Ile Noire, © Poésie/Gallimard, 1977, p. 172-173, trad. Claude Couffon.
***
Amor mío, si muero y tú no mueres,
amor mío, si mueres y no muero,
no demos al dolor más territorio :
no hay extensión como la que vivimos.
Polvo en el trigo, arena en las arenas,
el tiempo, el agua errante, el viento vago
nos llevó como grano navegante.
Pudimos no encontrarnos en el tiempo.
Esta pardera en que nos encontramos,
oh pequeño infinito ! Devolvemos.
Pero este amor, amor, no ha terminado,
y así como no tuvo naciemiento.
no tiene muerte, es como un largo río,
sólo cambia de tierras y de labios.
Mon amour, si je meurs et si tu ne meurs pas,
Mon amour, si tu meurs et si je ne meurs pas,
n’accordons pas à la douleur plus grand domaine :
nulle étendue ne passe celle de nos vies.
Poussière sur le blé, et sable sur les sables
l’eau errante et le temps, et le vent vagabond
nous emportaient tous deux comme graine embarquée.
Nous pouvions dans ce temps ne pas nous rencontrer.
Et dans cette prairie où nous nous rencontrâmes,
Mon petit infini, nous voici à nouveau.
Mais cet amour, amour, est un amour sans fin,
Et de même qu’il n’a pas connu de naissance
Il ignore la mort, il est comme un long fleuve,
Il change seulement de lèvres et de terre.
In La Centaine d’amour, poème 92, © Poésie/Gallimard, 1996, édition bilingue, traduction Jean Marcenac et André Bonhomme.
Bibliographie sélective
- L’Espagne au cœur, préface d’Aragon, trad. Louis Parrot, Denoël, 1938.
- Résidence sur la terre, préface de Julio Cortázar, trad. Guy Suarès, Poésie/Gallimard, 1972.
- J’avoue que j’ai vécu (Mémoires), trad. Claude Couffon, Gallimard, 1975.
- Mémorial de l’Ile Noire, suivi de Encore, trad. Claude Couffon, Poésie/Gallimard, 1977
- Chant général, trad. Claude Couffon, Poésie/Gallimard, 1984.
- La centaine d’amour, trad. Jean Marcenac et André Bonhomme, édition bilingue, Poésie/Gallimard, 1996.Cent « sonnets de bois » écrits par le poète à son grand amour, Matilde Urrutia.
- La rose détachée et autres poèmes, trad. Claude Couffon, Poésie/Gallimard, 2004.
- Splendeur et mort de Jaoquin Murieta (Gallimard, 1969) : pièce de théâtre.
- Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée (E.F.R., 1970 - Gallimard, 1998).
- Odes élémentaires (Gallimard, 1974).
- Nouvelles odes élémentaires (Gallimard, 1976).
- Troisième livre des odes (Gallimard, 1978) : « Le poète y chante les objets les plus humbles de la vie quotidienne : boîte à thé, dent de cachalot, prune, cuiller, chariot, comme les thèmes éternels qui obsèdent l'homme : l'âge, les étoiles, le temps à venir. Il chante ici tout ce qui fait que le monde est humain, qu'il est misère et miracle sans cesse renouvelé. » (Trait d'Union n°4, nov. 1998).
- Né pour naître (Gallimard, 1980, 1996) : articles, essais, discours.
- Les Premiers Livres (Gallimard, 1982) : vers et proses.
- Tentative de l'homme infini (Gallimard, 1982)
- L'Habitant et son espérance (Gallimard, 1982)
- Influence de la France et de l’Espagne sur la littérature hispano-américaine (Caractères, 1997, 2000)
***
- Pablo Neruda, de Jean Marcenac, collection Poètes d’Aujourd’hui n° 40, Seghers, 1971.
- Neruda, le voyageur immobile par Emir Rodriguez Monegal
- Pablo Neruda en noir et blanc [Images d'une vie et d'une oeuvre], textes de Volodia Teitelboim et alejandro Canseco-Jerez, © Somogy et Maison d'Amérique latine, Paris 2004
Internet
- Pablo Neruda sur Wikipedia
- Un site sur la maison de L'Ile noire : Le petit village côtier d'Ile Noire, qui inspira pour une grande part l'œuvre de Pablo Neruda et où repose depuis 1992 le prix Nobel de littérature 1971, est désormais site protégé. La résidence du poète, située sur un monticule surplombant l'océan Pacifique au sud de Valparaiso (La République des lettres, 1997).
- Un site sur Neruda produit par l’Université du Chili, (espagnol)
Contribution de Jacques Décréau
Neruda, figure emblématique
Pablo Neruda par Ernest Pignon-Ernest, 1981, in Ernest Pignon-Ernest, © Bärtschi-Salomon, 2006
En 1981 Ernest Pignon Ernest fit un voyage au Chili, encore sous le régime de Pinochet. Il décida de faire un portrait de Pablo Neruda comme un veilleur contre la dictature. Lorsqu'il présenta son travail à Matilde Urrutia, elle lui dit que jamais Neruda n'était comme cela mais qu'il avait raison de le présenter grave et sérieux car il le serait s'il était vivant. L'image du poète fut utilisée par les opposants à la dictature et montra combien il restait l'un de ceux dont la parole ne pouvait être tue.
Contribution de PPierre Kobel
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