Traduire c'est trahir dit la maxime. Néanmoins il reste toujours passionnant de mettre en regard différentes traductions d'un même texte. C'est ici un sonnet de Shakespeare dont l’œuvre proprement poétique, si elle est réduite, est d'une intensité continue.
LXV
Since brass, nor stone, nor earth, nor boundless sea,
But sad mortality o'ersways their power,
How with this rage shall beauty hold a plea,
Whose action is no stronger than a flower?
O ! how shall summer's honey breath hold out,
Against the wrackful siege of battering days,
When rocks impregnable are not so stout,
Nor gates of steel so strong but Time decays?
O fearful meditation! where, alack,
Shall Time's best jewel from Time's chest lie hid?
Or what strong hand can hold his swift foot back?
Or who his spoil of beauty can forbid?
O ! none, unless this miracle have might,
That in black ink my love may still shine bright.
***
Sonnet LXV
Puisqu'il n'est cuivre, pierre, terre, ni mer illimitée,
Dont la dure mortalité ne jette bas le pouvoir,
Devant violence telle, comment beauté assurerait sa défense,
Elle dont l'action n'a plus de poids qu'une fleur ?
Comment, oh ! Comment le souffle de miel de l'été tiendrait-il
Contre l'assaut dévastateur du bélier des jours,
Alors qu'il n'est pas rochers imprenables si éprouvés,
Ni portes de fer si résistantes, que le Temps ne les puisse ruiner ?
O effrayante méditation ! Hélas, où restera caché
Le meilleur joyau du Temps hors du coffre du Temps ?
Quelle main robuste pourra retenir Son pas précipité ?
Qui interdira sa mise à sac de la beauté ?
Oh ! Personne, sinon le prodige ayant vertu
Que mon amour encor flamboie dans l'encre noire.
Traduction de René Char et Tina Jolas
***
Sonnet 65
Puisque l'airain, la pierre, la terre, l'eau sans limites,
Sont tous soumis à la loi de la mort,
Que pourrait bien plaider, contre cette rage,
La beauté, qui est aussi frêle qu'une fleur ?
Oui, comment le souffle de miel du jour d'été
Soutiendrait-il l'assaut du temps qui passe
Quand il n'est roc si dur ni porte si forte
Qu'ils ne cèdent au temps qui emporte tout ?
Ah, quel souci, terrible : comment soustraire
Le plus beau des joyaux du temps au temps lui-même,
Quelle main pourrait entraver ce pied rapide,
Priver le temps de ruiner la beauté ?
Ah, personne, à défaut de ce miracle :
L'encre, noire, un éclat sans fin pour mon amour.
Traduction de Yves Bonnefoy
En 2002, la Biennale des Poètes en Val de Marne et les éditions Farrago publiaient un petit opuscule Traduire, en poésie ? qui était le compte-rendu d'une rencontre-débat. On trouvera ci-dessous deux extraits de cet ouvrage :
« Toute traduction devrait faire converger le texte étranger vers une autrelangue du français. Ou son chinois. Car, en cela, la traduction fait s'évader la langue (mais pas n'importe comment) ; et c'est l'étranger qui la rend libre. Grâce à ce rapport à l'autre, la langue et la littérature françaises se construisent des identités nouvelles, enrichies qu'elles sont des apports de cet autre. C'est bien pourquoi la traduction est création de langages, de styles, de rythmes etc., que le français et sa littérature ne soupçonnaient même pas.» Christophe Marchand-Kiss
« Les poèmes que l'on traduit sont comme des masques, me semble-t-il. Ils ne cachent rien, ne montrent rien, mais remplacent mon visage. Traduire la poésie, c'est faire l'expérience d'un moi lyrique par délégation. Cerner ce qu'il peut y avoir de plus intime, comme parole, mais qui n'est pas moi. Le plus intime, donc le plus obscur de la parole d'un autre.
Expérience libératrice. Car, entre nous soit dit, le moi tant vanté de nos jours n'existe pas ; c'est une délivrance que de s'imaginer ainsi une voix de masque qui occupe ce vide problématique.
Ainsi est résolue la question qui, comme poète, me tanne alors que, sans réponse, elle me permet au contraire d'aller de l'avant dans l'écriture en tant que fictionniste. Quelle est ma vraie voix ? Où et quand ce que j'écris comme poète est-il authentique ? Où et quand, truqué ? Je sais bien que cette interrogation est absurde, que tout texte est un objet fabriqué, un tissu, un textile - et pourtant, elle me paraît vitale, c'est une question de viabilité pour le poème : est-il vrai ou faux ? » Marc Petit
PPierre Kobel
Il est à noter qu'il existe une autre traduction de ce poème paru tout comme celle de Char/Jolas (excellente anthologie de poèmes "planche de vivre") chez Gallimard/Poèsie. C'est celle de Pierre Jean Jouve. Le recueil de poèmes de Shakespeare est intitulé " Sonnets".
Pour ma part, je trouve la traduction de Yves Bonnefoy beaucoup plus compréhensible que les deux autres. Mais à quel prix?
Rédigé par : Bader STA | 22 octobre 2012 à 06:52