Né en 1931 à l’île Maurice dans l’Océan Indien, Edouard J. Maunick se présente comme un poète insulaire. Et son île, comme il le dit, est « un pays pluriel », où l’on rencontre une grande variété de peuples, de langues, de religions et de cultures. Dans cette île, où personne n’est d’origine, tous les Mauriciens étant venus d’ailleurs - d’Afrique, d’Orient ou d’Occident -, règne un pluralisme ethnique qui en fait la richesse. « Nous ne trouvons rien d’étrange dans nos mélanges, aussi insolites soient-ils. Au contraire, métis à des degrés et à des niveaux divers, nous cultivons d’instinct un jardin exemplaire. Si les Tropiques pouvaient parler, eux seuls sauraient expliquer nos aptitudes à la greffe », écrit le poète dans la préface de son Anthologie personnelle, s’émerveillant qu’un tel métissage soit possible.
Revendiquant sans cesse son insularité, le poète porte en lui son île. L’ayant quittée, il y revient toujours, car elle fait désormais partie de lui-même. « Cette île en moi coulée métal / cette île en moi poussée racine » l’accompagne partout, comme « la présence du pays premier ». Elle est le « moi-pays », « mon aire de vigie », « mon île ombilicale », mais dont il faut un jour couper le cordon, sans quoi « l’île est un ghetto », entouré par les barreaux liquides de la mer. Alors que « mon île est une aubaine / si je monte à l’assaut / des chemins océans… » (Paroles pour solder la mer).
Vers l’âge de 30 ans, Maunick va prendre le large et partir à la découverte du monde, devenant poète de l’exil. À Paris, pendant près de 20 ans, il est successivement auteur et producteur d’émissions sur France-Culture et RFI, animateur de l’émission télévisée Forum des Arts, rédacteur en chef des revues Demain l’Afrique et Jeune Afrique. En 1982, son entrée comme directeur à l’Unesco lui donne l’occasion de parcourir tous les continents pendant plus de 10 ans. Ensuite, nommé ambassadeur de l’île Maurice en Afrique du Sud, il séjourne à Prétoria durant 12 ans. Depuis 2007, c’est le retour au pays natal, à Port-Louis, sa capitale.
Sa démarche poétique reste profondément marquée par cette oscillation perpétuelle qui, des quatre coins du monde, le ramène toujours à son point d’ancrage. L’Europe, carrefour du monde, va lui permettre de rencontrer l’Afrique de la négritude, avec les deux figures tutélaires que sont Césaire et Senghor. Et découvrir sa richesse de métis, qu’il revendique comme son « état civil », avec tout ce que peut désigner la métaphore des « Manèges de la mer ». Nombreux sont les poètes qui connurent l’expérience de l’exil, à commencer par Neruda ou Depestre, qui n’eurent pas le choix. Mais pour Maunick l’exil est un choix personnel, librement consenti, un acquiescement à la pluralité.
De son poste de vigie à Paris, puis à l’Unesco, découvrant l’ampleur de l’injustice à l’égard du Tiers-Monde, Maunick s’insurge et devient poète rebelle. Lui-même arrière-petit-fils de coolie venant des Indes, il se range résolument du côté des plus pauvres. Avec Fusillez-moi, puis Ensoleillé vif, sa poésie devient militante et généreuse. Il écrit en 1979 En mémoire du mémorable, un hymne à la négritude. Puis il publie Soweto, Le Cap de désespérance et Mandela mort ou vif, dans sa lutte contre l’apartheid.
Maunick est aussi un poète de l’oralité. Sa poésie, avec son côté incantatoire et lyrique, a besoin d’être entendue, proférée. Pour lui la parole précède toujours l’écriture, laquelle n’intervient qu’après, pour la mémoire et la transmission au plus grand nombre. Une parole qui déferle avec la force des marées, qui explose avec la violence des volcans. « La voix de Maunick résonne comme le vaste océan emporté par le mouvement de la houle, charriant tous les éléments » (Tahar Bekri). Sa poésie est avant tout musicale. Et le rythme de l’hexasyllabe donne au poème la pulsion du séga, la danse traditionnelle mauricienne. « Nous l’avons héritée d’ancêtres guinéens ou wolofs ou mozambiques ou congolais. Elle est devenue notre cadence essentielle. Sans le séga, nous sommes amputés de notre vérité ».
Maunick ne craint pas d’inventer une langue syncopée, elliptique, pleine de raccourcis et de néologismes. « J’écris tout cela, dit-il, à ma manière. Dans une langue à laquelle j’ai droit en vertu du créole…Une langue que je façonne ou j’invente… plus proche du volcan que du jardin à la française. Peu importe si je l’ensauvage ou si je la civilise autrement ». D’où ce style si particulier, avec ses « mots mal équarris pour cause d’images créoles », et qui fait tout le charme de sa poésie.
Parole 14
Enfin la bouche s’ouvre elle va gueuler images natales
Broyer verrous entre ses dents chasser le sortilège
La mauvaise haleine qui embue les mots
elle scande sa parole elle la veut braise
afin que cri soit total du sang
que peur soit aussi violente et nue que la peur
à grands coups battre syllabes
battre séga parodiant le crime
qu’importe si c’est une île qu’on assassine
et non le continent et non le nombre
notre seule ressemblance est dans la mort !
in Ensoleillé vif, © édition Saint-Germain–des-Prés, 1976
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3
en mémoire du mémorable
relire l’Histoire à notre façon
pagayer en amont jusqu’à l’écorchure
réveiller tous les morts mal enterrés
entasser cendre sur cendre en plein midi
Ratsitatane hé Zulu hé Boukman hé Nat Turner !
Il est temps de déserter tous les musées
qui ne sont pas bois païens de chair et d’os
Lumumba hé Malcolm X hé King hé Cabral hé Biko !
6
en mémoire du mémorable
ne taille plus un masque
si tu ne dois pas le porter toi
danse parce que le soleil s’est levé
danse mort danse moisson danse pluie
mais ne danse plus la bamboula de pacotille
le nègre n’est pas une denrée et l’identité
un théâtre où l’on joue faux à guichets fermés
et n’oublie pas que la Parole ne pourrit jamais
in En mémoire du mémorable, © L’Harmattan, 1979, p. 43 et 46
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1
…j’écris ces pages en vrac
j’oublie le dérisoire
des mots et des syllabes
je mets dans le poème
toute ma foi païenne
avec prières sauvages
et rituel animiste
Je dis à l’arbre debout
prête-moi tes racines
plongées loin dans la terre
pour diviser les vents
à cette heure de bourrasque
Je dis à la pierre nue
donne-moi l’insolence
enclose en l’immobile
cette forge en travail
dont il me faut le feu
Je dis aux grands orages
d’investir ma charpente
et d’irriguer ma gorge
j’ai mission très urgente
de crier Mandela
avant toute autre messe…
in Mandela mort ou vif, © édition Silex, 1986.
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5
…tout cela se bouscule
en couleurs métaphores /
du bleu jacaranda
au rouge vif flamboyant /
tout cela se pavane
en palette rhétorique /
du jaune canéficier
au vert-feuille tecoma /
mais où l’iode et le sel
parfumant nos blessures /
celles du cœur et du corps /
nous vivons un langage
où la terre est charnelle /
où la pierre est fertile
et l’arbre un voyageur /
je n’ai rien appris
de la neige-l’héphémère
sinon le temps qui passe
et nudité stérile /
où ton ventre de fougère /
de houle arborescente
et que me vaut la mer
sans pluie tambourinaire
In Paroles pour solder la mer, © Gallimard, 1988, p. 13
Bibliographie
- Ces Oiseaux du sang, Port-Louis, © Regent Press, 1954.
- Les Manèges de la mer, préface de Pierre Emmanuel, © Présence Africaine, 1964.
- Mascaret ou le Livre de la mer et de la mort, © Présence Africaine, 1966.
- Fusillez-moi, © Présence Africaine, 1970.
- Ensoleillé vif, préface de Léopold Sédar Senghor, © édition Saint-Germain-des-Prés, 1976. (Prix Apollinaire 1977).
- En Mémoire du mémorable, suivi de Jusqu’en terre yoruba, © L’Harmattan, 1979.
- Désert-Archipel, suivi de Cantate païenne pour Jésus-Fleuve, © Publisud, 1982.
- Saut dans l’arc-en-ciel, préface d’Etiemble, © Le Calligraphe, 1985.
- Soweto, Le Cap de désespérance, © éd. Intertextes, 1985.
- Mandela mort ou vif, © éd. Silex, 1987.
- Paroles pour solder la mer, © Gallimard, 1988.
- Anthologie personnelle, © Actes Sud, 1989.
- Toi laminaire, italiques pour Aimé Césaire, © éditions de l’Océan indien, 1990.
- De sable et de cendre, © éd. Phi, 1996.
- Elle & île, poèmes d’une même passion, préface de Jean Orizet, © Le Cherche-Midi, 2002.
- Brûler à vivre / Brûler à survivre, © Maison de l’Outre-Mer, 2004.
- 50 quatrains pour narguer la mort, © Seghers, 2006.
- Hommage à Édouard J. Maunick, L’Harmattan, 1992. ( pour les 60 ans du poète, 60 poètes lui rendent hommage : A. Bosquet, A. Césaire, A. Chedid, R. Depestre ….)
- Les Grandes Voix du Sud, vol. 2, Insularité et Poésie (Aimé Césaire, Edouard J. Maunick, Léon-Gontran Damas, Malcolm de Chazal), © RFI – Culturesfrance, 2007. Un coffret de 4 CD, dont un où Maunick évoque les étapes de son parcours poétique.
En 1977, Maunick reçoit le Prix Guillaume Apollinaire pour Ensoleillé vif. En 2003, le Grand Prix de la Francophonie, décerné par l’Académie Française. En 2004, le Grand Prix Léopold Sédar Senghor de poésie pour l’ensemble de son œuvre.
Édouard J. Maunick est membre du Haut Conseil de la Francophonie, Chevalier des Arts et Lettres, membre de l’Académie Mallarmé, médaille vermeil de l’Académie Française et Chevalier de la Légion d’Honneur.
Internet
- Édouard Maunick sur le site Île en île
Contribution de Jacques Décréau
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