Jean Tardieu naît en 1903 dans une famille d'artistes. Son père Gustave, peintre connu, vit de son art, jusqu'à la guerre de 1914 grâce à d'importantes commandes officielles. La guerre finie, il traverse une période difficile qui se terminera quand lui seront confiées la création et la direction de l'école des beaux-arts de Hanoï.
Sa mère, harpiste et professeur de musique fait partie des concerts Lamoureux. Ils reçoivent beaucoup, des invités au nom illustre, à l’époque, comme Saint Saëns, G. Fauré, G. Tailleferre
Enfant unique, il est d'autant plus choyé que sa marraine, une riche veuve, amie de ses parents, qui habite dans le voisinage, rue Ballu, envoie souvent sa voiture chercher "Monsieur Jean" pour des promenades au bois de Boulogne ou des après-midi dans "un atelier vitré et lumineux" où il trouve à sa disposition toutes sortes de jeux et de livres illustrés. Les étés se passent dans la propriété des grands-parents maternels, à Orliénas, près de Lyon, entourée d'un jardin immense et odorant qui est pour l'enfant un univers complet.
On lui donne très tôt une éducation poétique, en lui faisant connaître La Fontaine., V. Hugo, Baudelaire, Verlaine et même Villon.
Études brillantes à Condorcet, dans la filière classique (latin, grec, allemand) poursuivies par des études de droit, sans grand enthousiasme, puis de lettres sanctionnées par un certificat d'esthétique.
Il commence à écrire de la poésie vers quinze ans, dans un style marqué par les auteurs du programme et par les effusions lyriques de l'adolescence.
À l'âge de dix- huit ans, grâce à un de ses amis et camarade de lycée, Jean Heurgon, il va être introduit dans un cercle magique qui lui ouvrira en grand par la suite, les portes de la notoriété.
Il s'agit des décades de Pontigny, lieu de rencontres d'intellectuels de haut niveau, créé par un professeur de lycée Paul Desjardins, dans une ancienne abbaye cistercienne de Bourgogne, au cours desquelles était débattu un thème politique, scientifique ou philosophique.
Tardieu va y rencontrer notamment Gide et surtout R. Martin du Gard avec qui il se liera d'amitié. Il fait lire à l'un et l'autre ses poèmes et recueille encouragements et critiques.
Et ses deux mentors vont parler de lui avec tant de chaleur et d'insistance à Jean Paulhan, alors patron de la N.R.F. que celui-ci acceptera, en septembre 1927 de publier trois de ses poèmes dans le n° 168 de sa revue.
On voit poindre dans ces textes, les grands thèmes de son œuvre future : l'étrangeté à soi-même, et la dissolution de la personnalité dans l'espace et le temps.
Ces thèmes, qui n’ont pas été choisi au hasard, correspondent chez lui à une tendance profonde, sans doute alimentée en partie par une sérieuse dépression, survenue en 1919, en fin d'année de philo, à la suite d'une liaison avec une femme mariée interrompue par ses parents, et d'un surmenage scolaire.
Comme l'indique J.P. Valloton au cours d'une interview : "Un matin en se rasant devant sa glace, il a ressenti une sorte de rupture face à son image, comme s'il se trouvait devant un étranger."
Au moment où sont publiés ses trois poèmes dans la revue N.R.F., J. Tardieu doit abandonner ses mondanités littéraires, pour faire son service militaire en Indochine, à Hanoï où il rejoint son père. Le jeune militaire est employé à des travaux administratifs, qui lui laissent beaucoup de temps libre, qu'il va occuper à traduire des poèmes d'Hölderlin, s'initier à la culture asiatique, et écrire de nombreuses et longues lettres à ses amis et relations. Ces lettres constituent, en fait, des morceaux de littérature plus que des messages d'information. L'une d'elle, écrite à son ami Heurgon fera 42 pages….
Il fera aussi connaissance d'une jeune fille Marie-Laure Blot, qu'il épousera en 1932.
À son retour d'Indochine, il va chercher anxieusement pendant plusieurs années, un emploi stable et ne trouvera que des petits boulots intermittents, au grand dam de ses parents et de sa future belle-famille qui s'inquiète de voir leur fille prête à lier sa vie avec un Jean de la lune, croqueur d'étoiles. Vérification faite, une fois encore, que la poésie ne nourrit pas son homme, quand il n'est pas connu.
Au cours de 1932, il entre chez Hachette grâce une amie de Pontigny, pour l'aider à tenir la page étrangère d'une publication professionnelle intitulée "Toute l'édition".
Il va faire paraître dans cette revue une série d'articles sur l'Allemagne hitlérienne et sa politique d'épuration des intellectuels et artistes. Ces articles préfigurent les actions militantes qu'il mènera un peu plus tard, dans la clandestinité contre le nazisme.
Il y fait aussi la connaissance de F.Ponge; également employé dans cette maison d'édition.
Mobilisé dans un régiment de dragons, il retrouve sa liberté en 1942, et continue de chercher un emploi.
À partir de 1945, Tardieu entre à la radio, comme responsable des émissions dramatiques, puis comme directeur du Club d'essai, sorte de laboratoire de la culture, foyer bouillonnant d'idées et de talents, où la libre parole sera donnée à des artistes, poètes, musiciens, comédiens et aussi à des scientifiques ou à des philosophes, et qui lancera nombre d'émissions de radio de grande qualité telles que le Club des amateurs de jazz ou Le masque et la plume encore d'actualité de nos jours. De jeunes talents de cette époque viendront s'y roder : Juliette Gréco, Roland Dubillard, François Billetdoux, Pierre Dumayet, Michel Polac, Michel Piccoli, Francis Blanche et bien d'autres.
En 1960 le Club d'essai devient Service de la recherche dont Tardieu est nommé chef-adjoint et Directeur du Programme France IV Haute Fidélité, dénomination du programme musical en modulation de fréquence..
Il poursuivra sa carrière radiophonique pendant 15 ans, très apprécié de ses collaborateurs, définitivement à l'abri des problèmes financiers qui lui avaient rendu la vie si pénible dans sa jeunesse, et avec suffisamment de temps pour continuer à écrire poésie, prose, et pièces de théâtre.
Les années 1950 sont pour lui très fécondes. Il publie coup sur coup trois ouvrages, dans lesquels sont repris les thèmes qui l'obsèdent depuis son adolescence : la dualité, l'étrangeté à soi-même, l'impossibilité de communiquer vraiment, le sentiment de n'être qu'un pion sur un jeu aux règles inconnues, le silence de l'univers, l'incapacité de se représenter soi-même dans le temps et l'espace, mais de façon moins douloureuse qu'autrefois et avec souvent une connotation burlesque et parodique, qui lui fait conquérir un nouveau public et déconcerte quelquefois ses fidèles.
Parallèlement à ses ouvrages de poésie, il écrit et fait jouer des pièces de théâtre très appréciées par le public des scènes d'avant-garde, où sous le burlesque se cachent les interrogations fondamentales que se pose l'homme depuis toujours.
En 1993, Tardieu confie à J.M. de Montrémy :
« Vous avez d'un côté un vieux monsieur qui va fêter ses 90 ans en novembre prochain, et de l'autre, un écrivain qui n'a pas beaucoup changé depuis ses 20 ans; le vieux monsieur regarde écrire l'écrivain, avec une certaine perplexité. Il arrive au vieux monsieur d'être de bonne humeur. L'écrivain, lui, essaie d'interpréter le mieux possible l'angoisse de vivre, comme un pianiste interprète sa musique (…) Je ne m'attends pas au pire, je suis entouré par le pire. Mais je jouis de cette bonne santé dont nous parlions ; d'une humeur égale – semble-t-il – et d'un émerveillement intact face au monde. La vie m'intéresse.
J'ai toujours l'impression que je vais enfin trouver le mot, le vers, la phrase autour desquels je tourne depuis mes 8 ans. »
En janvier 1995, Tardieu cesse de tourner… il meurt, et selon son vœu, ses cendres sont dispersées dans le petit cimetière de Villiers-sous-Guez où reposent ses parents.
LA CONDAMNATION ou LE MEDECIN
Déshabillez-vous !
Déshabillez-vous complètement !
Ne gardez rien sur vous !
Restez debout, levez les bras, baissez-les !
Dites : trente-trois, trente-trois, trente-trois !
Regardez-moi !
Retenez votre souffle !
Un, deux trois, respirez maintenant !
Retenez votre souffle…respirez !
Respirez fort !
Respirez à fond !
Fermez les yeux !
NE RESPIREZ PLUS !
Le professeur Froeppel 1978, in quarto Gallimard 2003, p.1212
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FABLE DU TEMPS
Les scarabées avec leurs mandibules
avec leurs roues dentées les pendules
dans leur barbe sans dents les vieillards
les souris les cirons dans les armoires
en tapinois grignotent le temps
le temps le temps le temps le temps
comme font dans la nuit majestueuse et noire
autour de leur soleil les planètes portant
la Géographie et l’Histoire
Les savants disent que le temps
des cirons et des planètes
n’est pas le même et qu’il est relatif
et que pareil aux costauds des fortifs
un temps trouve toujours un temps plus temps que lui.
Cependant le temps se déroule
qu’il soit petit ou qu’il soit grand
et c’est partout cette chose qui coule
avec les larmes avec le sang
Monsieur Monsieur 1951, in, Quarto Gallimard, 2003, p. 357
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LA BAÏA DEL VENTO
A la poudre des jours
profondément mêlées
si mes cendres étaient dispersées,
je serais libre de renaître
invisible et présent
à l’appel d’une voix
au signal d’une main.
Nous qui nous sommes tant cherchés
nous serions enfin réunis,
vivants ou non
aux larges vagues de ce lac
qui regagne au-delà des gorges
l’or et le son du soleil
ouverture sans nom…
Da capo, 1995, in quarto Gallimard 2003, p. 1457
- Le Fleuve caché, © Schiffrin, 1933
- Accents, © Gallimard, 1939
- Le Témoin invisible, © Gallimard, 1943
- Poèmes, © Le Seuil, 1945
- Les Dieux étouffés, © Seghers, 1946
- Le Démon de l'irréalité, © Ides et calendes, 1946
- Jours pétrifiés, © Gallimard, 1947
- Monsieur Monsieur, © Gallimard, 1951
- Une voix sans personne, © Gallimard, 1954
- L’Espace de la flûte / poèmes, variations sur douze dessins de Pablo Picasso, © Gallimard, 1958.
- Choix de poèmes, © Gallimard, 1961
- Histoires obscures, © Gallimard, 1961
- La Part de l'ombre, © Gallimard, 1972
- C'est-à-dire, © G.R., 1972
- Déserts plissés, © Bolliger, 1973
- Le Parquet se soulève, © Brunidor-Apeïros, 1973
- Un monde ignoré, © Skira, 1974
- Formeries, © Gallimard, 1976
- L'Ombre la branche, © Maeght, 1977
- Comme ceci comme cela, © Gallimard, 1979
- Margeries / poèmes inédits (1910-1985), © Gallimard, 1986
- L'Accent grave et l'accent aigu, © Gallimard, 1986
- Poèmes à voir, © Gallimard, 1990
- Da capo, © Gallimard, 1995
- Conversation, © de Plein Vent, 2001
- Œuvres, © quarto / Gallimard, 2003, retrace en 1500 pages, le parcours littéraire, biographique et bibliographique de Jean Tardieu.
- Jean Tardieu, un poète, © Gallimard, Folio junior 1130, 2001
Internet
- Un article Wikipedia
- Tardieu dans Poezibao
- Tardieu sur remue.net
- La fiche de Tardieu sur le site du Printemps des Poètes
- L'émission DES LIVRES POUR NOUS du 10/04/1981 consacrée à Tardieu sur l'INA
- Les archives Tardieu à l'IMEC
Contribution de Jean Gédéon
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