Barbarie (extraits)
Loin des ragoûts, loin des ragots,
claquemuré pour les hivers
quand tu seras dans l'ossuaire
tout seul à te ronger les os,
loin des bateaux, loin des badauds,
rayé, retiré des affaires,
quand tu seras dans ton suaire,
tranquille et couché sur le dos,
quand tu seras le temps durant
dans une sombre maisonnette,
sans boîte aux lettres, sans sonnette
tout seul à tourner des yeux blancs...
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Loin des amours, loin des amants,
loin des copines et des potes,
quand tu seras dans la compote,
rigide comme un règlement,
loin des biffins, loin des aigrefins,
loin des soucis d'argent, de bonnes,
loin des étés, loin des automnes,
loin des soirs et loin des matins,
quand tu seras dans le sirop
avec les mains dans pas de poches,
quand tout sera terre et bidoche
aux bamboches des asticots...
In Bravoure du Mirliflore © CRV 1970
Ces vers aux accents de « mirlitons » sont l’œuvre d'un poète suisse né le 17 août 1916 à Porrentruy (Jura). Fils d'un pharmacien, sa famille appartient à la bourgeoisie locale. Il sera le frère de Pablo Cuttat, artiste et poète connu sous le nom de Tristan Solier. Il passe son baccalauréat à Saint-Maurice en section latin-grec, puis obtient une licence de droit à Genève, mais ses premiers livres seront publiés dans le Jura où il retournera vivre.
En 1942, il fonde dans sa ville natale les Éditions des Portes de France. Il sera également l'un des principaux animateurs des Compagnons des Portes de France qui organisent des récitals poétiques durant la guerre. Cette activité le rapprochera des poètes de la Résistance française, (plus tard, il sera un poète engagé dans le mouvement pour la séparation d'avec Berne).
Après la fin des hostilités, il s'établit à Paris, où il résidera plus de vingt ans. Il est alors successivement, libraire, marchand de tableaux, antiquaire. Son œuvre littéraire est publiée chez Bertil Galland aux Cahiers de la Renaissance vaudoise. De retour dans le Jura, il fonde la troupe théâtrale de Malvoisin.
La troïka (extrait)
Je me brûle par les deux bouts.
je suis plein d'arches de Noé.
Je porte la lune nouée
par une ficelle à mon cou.
Il n'eut jamais que des atouts
l'éventail de mon jeu de cartes.
Je brasse, je coupe, j'écarte
et je joue le tout pour le tout.
Je n'ai pas fait d'économies
Mon escarcelle est toujours vide
car quoi qu'on sème de solide
on récolte la zizanie.
Et j'ai ensemencé d'ivraie
le champ des docteurs, des censeurs
au profit de ce Rédempteur
qui meurt faussement pour de vrai.
In Bravoure du Mirliflore © éditions CRV, 1970
Poème en pierre
Maçon, mure les maux
que le poète endure.
mure-les sans murmure :
dans la pierre des mots
un poème est un mur.
In Poèmes du chantier © éditions CRV 1970
Poème en sable
Le sable règne au fond
de l’usure du monde
où le poème fonde,
soufflant sur le limon
un émoi de secondes.
In Poèmes du chantier © éditions CRV 1970
Examen de l’aube
Je raisonne. J’analyse.
Je me tourne dans mon lit.
Au lieu de dormir, assis,
je regarde l’aube grise.
Autrefois dormant ainsi,
une main sous ta chemise,
je tenais ton ventre pris
comme un nid, oui, comme un nid.
Mais on a laissé la brise
prendre soin de nos soucis.
In Poèmes du chantier © éditions CRV 1970
Mine de rien
J’ai si bien l’art et la manière
de tout remettre au lendemain
qu’elle se ruinera les nerfs,
la mort, à me forcer la main.
In A quatre épingles © éditions CRV 1971
Mode d’emploi
Prendre un air angélique.
Un Pater, un Ave,
Balancer le pavé
Dans la gueule du flic.
In A quatre épingles © éditions CRV 1971
Déclaration
J’emmarde les gendermes
les glaires militoires
que nos besoins d’Histoire
laissent venir à terme.
In A quatre épingles © éditions CRV 1971
Amour de l’art
Je n’aime pas les épinards.
J’aime les nectars, les pinards,
mais j’adore ton épine, Art,
ton fard, ton nard, ton coup de barre.
In A quatre épingles © éditions CRV 1971
****
Cette rose qui t’enivre,
Elle chante, elle aide à vivre,
Elle brûle comme un cœur,
(Sauras-tu dans la douleur
Des épines et des jours
Enfanter autant d’amour ?)
Sans regard et sans regret
Sa ferveur est enfermée.
Elle est mère et bien-aimée.
Elle est amour – et se tait.
In Poèmes du chantier © éditions CRV 1970
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Ma vie est comme une ancolie
Étourdie au bord de la route.
Tout est tristesse, absence, doute.
Et nuit et brouillard et folie.
In Poèmes du chantier © éditions CRV 1970
« … Il est notoire que pour les Grecs, l’auteur inspiré de vers était un « poïètès ». Mais ce mot, bien avant de désigner le chanteur inspiré, désigna l’artisan, le fabricant. Or, Cuttat, comme poète, se donne pour un artisan… Cuttat a pour l’octosyllabe la même préférence que les poètes du Moyen-Age et Villon. Des vers brefs, des poèmes brefs ; non pas de « grands poèmes flambards ». L’on pourrait néanmoins dire que le poème long est restitué en quelque manière par Cuttat grâce à ces suites de courtes compositions développant toutes le même thème…La féérie, Jean Cuttat, poète-verrier, réaliste et à ras de terre, la suscite dans ses vers en ménageant à des personnages, des êtres de fantaisie, des apparitions surprenantes…sa musique préférée est celle du mirliton et de l’orgue de Barbarie… »
Ernest Dutois, In Ecriture 4 © Éditions Lausanne 1971
Jean Cuttat joue avec les mots, les oppositions de sons, maniant toujours un humour grinçant. Cette poésie pleine de gouaille et de lucidité oscillant entre amertume et dérision, cache en réalité une sensibilité profonde et dissimulée. La mort, souvent présente dans ces poèmes est une mort à l’état « cru » dont il veut se moquer, presqu’en ricaner, sans aucune échappée d’ordre spirituel, n’est, en effet, pas sans rappeler, François Villon.
Quand tu seras bien arrangé
Dans la rangée des nécropoles,
Bien aligné sur Pierre et Paul,
Au cordeau sans rien déranger,
A côté du juge encorné
Qui jugeait les dames frivoles,
D’une jeunesse à pigeon vole
Que la police a pigeonné
Et des vieux amis du circuit :
La putain cuite à ras-le-bol
Et le curateur au faux col
De grands bordels « Bénit-Cui-Cui »
In Les saintes Écritures de Jacques Chessex
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Testament
Quand la mort viendra m’enfourner
joignez fort mes mains, mais en douce
laissez-donc libres les deux pouces
que je puisse les tourner.
Internet sur le site Arbrealettres – 21.11. 2010
Cette mort souvent évoquée, viendra le « cueillir », (ou peut-être « l’enfourner »), le 16 Octobre 1992 en Bretagne, à La Turballe, (Loire Atlantique).
- Le sang léger © Editions des Nouveaux Cahiers, La Chaux-de-Fonds 1940
- Vert Paradis © LUF Fribourg 1941
- Les Chansons du Mal au Cœur © Editions des Portes de France, Porrentruy 1942
- Les couplets de l’Oiseleur © Cahiers de la Renaissance vaudoise, Lausanne 1967,
- Les Frères lai © Cahiers de la Renaissance vaudoise, Lausanne 1967
- Les Poèmes du Chantier © Cahiers de la Renaissance vaudoise, Lausanne 1970
- Bravoure du Mirliflore © Cahiers de la Renaissance vaudoise, Lausanne 1970
- Les quatre épingles © Cahiers de la Renaissance vaudoise, Lausanne 1971
- le Poète flamboyant © Cahiers de la Renaissance vaudoise, Lausanne 1972
Distinctions
- Prix Edgar Poe 1943 de la Maison de poésie
Internet
- Article Wikipédia
- Sur le site culturactif.ch
Contribution de Hélène Millien
La Pierre et le sel nous offre deux humoristes la même semaine, chic se sont nos étrennes!! Il est surprenant cependant que les humoristes évoquent autant la mort, car nous ne manquons pas d'être tristes dès qu'ils ne sont plus là ! Faudrait leur dire avant, désormais le ferais, faites-en autant vous qui me lirez !
Rédigé par : Roselyne Fritel | 12 janvier 2012 à 09:26