« Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver ». (La Parole en archipel)
Pour qui s’engage patiemment et sans arrière-pensée dans la lecture approfondie de l’œuvre de René Char, le voyage en vaut la peine. À l’image de son auteur, qui fut un grand résistant, on est devant une poésie qui résiste, qui se conquiert et se gagne, comme une Terre Promise à qui veut la mériter.
Dans l’un de ses poèmes les plus connus, Le requin et la mouette (1947), Char écrit : « Hier, le requin et la mouette ne communiquaient pas ». Mais pour lui, la poésie a tous les pouvoirs, même celui de permettre la communication entre le requin et la mouette. Sa poésie a l’audace de tous les raccourcis. Elle tient de l’éclair. Elle a la splendeur de l’étoile filante.
René Char est né en 1907, dans le Vaucluse, à l’Isle-sur-la-Sorgue, dont son père était le maire. Après des études secondaires en Avignon, une jeunesse agitée et révoltée, une école de commerce à Marseille, il monte à Paris, rejoindre Éluard, auquel il sera lié par une fidèle amitié.
En 1929, il adhère au groupe surréaliste. Avec Éluard et Breton, il écrit Ralentir travaux (1930) et fonde avec eux « le surréalisme au service de la révolution ». Mais dès 1934, il s’éloigne du groupe, publiant Le Marteau sans maître. La même année il découvre l’œuvre du peintre Georges de La Tour.
Mobilisé en Alsace en 1939, il regagne le Vaucluse après la déroute de 1940. En 1941, il entre dans la Résistance. Sous le nom d’Alexandre, il dirige le réseau Action, dans le secteur de la Durance, où il rassemble des munitions, organise des parachutages et des sabotages. Volontairement, au cours de la guerre il ne publie rien, mais rédige un carnet de notes, où il consigne ses réflexions sur sa vie de résistant, et qu’il publie en 1946, sous le titre Feuillets d’Hypnos, dont voici le fragment 178 :
La reproduction en couleurs du Prisonnier de Georges de La Tour que j’ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens de notre condition. Elle serre le cœur mais combien désaltère ! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n’ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. Au fond du cachot, les minutes de soif de la clarté tirent et diluent les traits de l’homme assis. Sa maigreur d’ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L’écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.
Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains.
In Feuillets d'Hypnos, © La Pléiade, p.218
Après la Libération, ayant renoncé à toute carrière politique, il fait paraître deux recueils, qui établissent sa renommée, Seuls demeurent (1945) et Le poème pulvérisé (1947), bientôt réunis sous le titre Fureur et mystère (1948). Puis il publie Les Matinaux (1950), Recherche de la base et du sommet (1955), La Parole en archipel (1962). En souhaitant faire jouer à Avignon une pièce de théâtre qu'il venait d'écrire et en mettant en relation ses amis Christian et Yvonne Zervos et Jean Vilar, il est à l'origine, en 1947, du premier Festival de théâtre d'Avignon. En 1965, il organise une campagne de manifestations contre l’installation de fusées atomiques sur le plateau d’Albion, en Haute-Provence.
En mai 1968, une hémorragie cérébrale le frappe gravement ; mais par bonheur il peut continuer d’écrire et publie Le nu perdu (1971) et Aromates chasseurs (1976). En 1978, il quitte Paris, pour regagner l’Isle-sur-la-Sorgue. La même année, il subit un grave accident cardiaque : « L’homme se défait aussi sûrement qu’il fut jadis composé. La roue du destin tourne à l’envers et ses dents nous déchiquettent », écrit-il.
En 1982, le musée René Char est inauguré à l’Isle-sur-la-Sorgue. En 1983, ses œuvres complètes sont publiées dans La Pléiade. Il rend un ultime hommage à sa région natale avec Les Voisinages de Van Gogh (1985), tandis qu’un nouvel accident cardiaque le frappe. Il meurt le 19 février 1988, avant la publication de son dernier recueil, Éloge d’une Soupçonnée.
Sa vie durant il se lia d’amitié avec de nombreux artistes, ses alliés substantiels, comme il les appelle, parmi lesquels Camus, Braque, Nicolas de Staël, Picasso, Miro, Vieira da Silva… et Pierre Boulez qui composa trois Cantates sur ses poèmes.
Avec René Char, tout commence dans l’allégresse d’un matin, à l’instant du premier bonheur sensible, de l’éveil, du jaillissement : « J’ai pesé de tout mon désir / Sur ta beauté matinale / Pour qu’elle éclate et se sauve ». Sa poésie est celle d’un homme toujours en mouvement, énergique, impatient. Elle bondit, jaillissant avec force, rapidité et violence. Une écriture fulgurante, souvent concise comme l’éclair. D’ailleurs il se définit lui-même, dans Le poème pulvérisé, comme un « saxifrage éclaté », un briseur de rochers, un insurgé dont la poésie recèle une puissance explosive, une énergie disloquante, libératrice, capable de faire voler en éclats nos certitudes, comme le gel peut faire éclater la roche. Pour lui, la poésie est une arme véritable, comme une grenade, dont nous recueillons les pépins éclatés que sont ses poèmes. Une écriture à fragmentation, comme les 237 fragments de Feuillets d’Hypnos, écrits en plein maquis, petits blocs autonomes de langage, éparpillés, émiettés, pulvérisés, dont voici quelques extraits :
- Le temps n’est plus secondé par les horloges, dont les aiguilles s’entre-dévorent aujourd’hui sur le cadran de l’homme. (fragment 26)
- L’adoration des bergers n’est plus utile à la planète (31)
- Si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé (59)
- Notre héritage n’est précédé d’aucun testament (62)
- Nous errons auprès des margelles dont on a soustrait les puits (91)
- À tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide, mais le couvert est mis. (131)
- Serons-nous plus tard semblables à ces cratères où les volcans ne viennent plus et où l’herbe jaunit sur sa tige ? (147)
- Voici l’époque où le poète sent se dresser en lui cette méridienne force d’ascension. (162)
- Le fruit est aveugle. C’est l’arbre qui voit. (165)
- Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue (197)
- Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. (237)
Pour René Char, la poésie représente l’activité par excellence. Sans elle, le monde reste plongé dans les ténèbres. La lumière tombe du poème sur les choses, les mettant à leur place. Le poème, conjuguant les éléments premiers par une sorte d’alchimie, les transforme en poussière d’or. Il est le creuset où les cendres du quotidien sont portées à l’incandescence. Et leur rayonnement lumineux métamorphose durablement nos ténèbres. Sa poésie, parsemée d’aphorismes et de sentences brèves, qui scintillent comme une multitude d’astres dans la voie lactée, a la splendeur d’une pluie d’étoiles filantes, dont les traces nous font rêver.
Une poésie pleine d’espoir, bien que sans illusion sur les hommes. Une poésie qui désire intensément et interpelle avec force : « À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir » (Seuls demeurent, 1945).
Redonnez-leur…
Redonnez-leur ce qui n’est plus présent en eux,
Ils reverront le grain de la moisson s’enfermer dans l’épi et s’agiter sur l’herbe.
Apprenez-leur, de la chute à l’essor, les douze mois de leur visage,
Ils chériront le vide de leur cœur jusqu’au désir suivant ;
Car rien ne fait naufrage ou ne se plaît aux cendres ;
Et qui sait voir la terre aboutir à des fruits,
Point ne l’émeut l’échec quoiqu’il ait tout perdu.
In Fureur et mystère, Les loyaux adversaires, © La Pléiade, p.242
« Le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu’il n’écrit pas », déclare, non sans humour, René Char (À une sérénité crispée). Avec le poème, on passe de l’existence à l’être. Et notre éventuelle difficulté à lire cette poésie est à la mesure de la distance où nous nous trouvons de l’être. C’est une sorte de critère : la poésie de Char n’est opaque qu’à ce qui est opaque en nous. D’où nos difficultés, et non son prétendu hermétisme.
Commune présence
Tu es pressé d’écrire
Comme si tu étais en retard sur la vie.
S’il en est ainsi fais cortège à tes sources.
Hâte-toi
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.
Effectivement tu es en retard sur la vie
La vie inexprimable
La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t’unir.
Celle qui t’est refusée chaque jour par les êtres et par les choses
Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés
Au bout de combats sans merci.
Hors d’elle tout n’est qu’agonie soumise fin grossière.
Si tu rencontres la mort durant ton labeur
Reçois-la comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride
En t’inclinant.
Si tu veux rire
Offre ta soumission
Jamais tes armes.
Tu as été créé pour des moments peu communs.
Modifie-toi, disparais sans regret
Au gré de la rigueur suave.
Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit
Sans interruption
Sans égarement.
Essaime la poussière
Nul ne décèlera votre union.
In Moulin premier (1936), Dans l’Atelier du poète, coll. Quarto, © Gallimard, 1996, p. 250-251
Tout est dit en quelques mots dans ce poème : l’impatience du poète. Les trois dimensions de sa poésie, avec sa part de rêve, de révolte et d’engagement. Le défi en face duquel il se trouve : transmettre l’inexprimable. Le double mouvement de destruction et de fécondité. Le tout concernant un être d’exception, capable de rester dans l’ombre.
Par son style profondément original, la violence et l’intensité de ses images, René Char a rénové la poésie moderne. Unanimement reconnu, il demeure l’un des rares auteurs à avoir été publié dans La Pléiade de son vivant. En 1957, Albert Camus lui rendit hommage à Stockholm, déclarant que « depuis Apollinaire, il n’y avait pas eu dans la poésie française une révolution comparable à celle qu’a accomplie René Char. »
Sur sa tombe, à l’Isle-sur-la-Sorgue, sont gravés ses propres mots :
« Si nous habitons un éclair, il est au cœur de l’éternité ».
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Nicolas de Staël
Le champ de tous et celui de chacun, trop pauvre, momentanément abandonné.
Nicolas de Staël nous met en chemise et au vent la pierre fracassée.
Dans l’aven des couleurs, il la trempe, il la baigne, il l’agite, il la fronce.
Les toiliers de l’espace lui offrent un orchestre.
Ô toile de rocher, qui frémis, montrée nue sur la corde d’amour !
En secret un grand peintre va te vêtir, pour tous les yeux, du désir le plus entier et le moins exigeant.
In Recherche de la base et du sommet, II Alliés substantiels, © La Pléiade, p.702
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La chambre dans l’espace
Tel le chant du ramier quand l’averse est prochaine – L’air se poudre de pluie, de soleil revenant –, je m’éveille lavé, je fonds en m’élevant ; je vendange le ciel novice.
Allongé contre toi, je meus ta liberté. Je suis un bloc de terre qui réclame sa fleur.
Est-il gorge menuisée plus radieuse que la tienne ? Demander c’est mourir !
L’aile de ton soupir met un duvet aux feuilles. Le trait de mon amour ferme ton fruit, le boit.
Je suis dans la grâce de ton visage que mes ténèbres couvrent de joie.
Comme il est beau ton cri qui me donne ton silence !
In Les Matinaux, La Parole en archipel, © La Pléiade, p.372
Bibliographie sélective
- Ralentir travaux, en collaboration avec Breton et Éluard, © Éditions surréalistes, 1930
- Le Marteau sans maître, © Éditions surréalistes, 1934
- Seuls demeurent, © Gallimard, 1945
- Feuillets d’Hypnos, © Gallimard, 1946
- Le poème pulvérisé, © revue Fontaine, 1947
- Fureur et mystère, poèmes de 1945 à 1948, © Gallimard, 1948
- Les Matinaux, © Gallimard, 1950
- À une sérénité crispée, © Gallimard, 1951
- Lettera amorosa, © Gallimard, 1953
- Recherche de la base et du sommet, © Gallimard, 1955
- La Parole en archipel, © Gallimard, 1962
- Dans la pluie giboyeuse, © Gallimard, 1968
- Le nu perdu, © Gallimard, 1971
- Aromates chasseurs, © Gallimard, 1976
- Chants de la Balandrane,© Gallimard, 1977
- René Char, Œuvres complètes, par Jean Roudaut, La Pléiade, © Gallimard, 1983 / rééd. 1995
- Les Voisinages de Van Gogh, © Gallimard, 1985
- Éloge d’une Soupçonnée, © Gallimard, 1988
- Le René Char de René Char - Chloé Poizat, © Mango jeunesse, album Dada, 2001
Et dans la collection Poésie/Gallimard :
- Fureur et mystère, préface d’Yves Berger, 1966
- Les Matinaux, suivi de La Parole en archipel, 1969
- Recherche de la base et du sommet, 1971
- Le nu perdu, 1978
- Éloge d’une Soupçonnée, précédé d’autres poèmes (1973 - 1987), 1989
- La Planche de vivre, traductions en collaboration avec Tina Jolas, 1995
- En trente-trois morceaux, et autres poèmes, suivi de Sous ma casquette amarante, 1997
- Lettera amorosa, illustrations de Georges Braque et Jean Arp, 2007
- René Char, par Pierre Guerre, coll. Poètes d’Aujourd’hui n° 22, © Seghers, 1971
- René Char en ses poèmes, par Paul Veyne, coll. « Essais », © Gallimard, 1990
- René Char, La Sorgue et autres poèmes, anthologie établie par Marie-Claude Char et Paul Veyne, © Classiques Hachette, 1994
- René Char, Dans l’atelier du poète, par Marie-Claude Char, coll. Quarto, © Gallimard, 1996
- L'éclair au front, la vie de René Char de Laurent Greilsamer, © Fayard, 2006
- Pays de René Char, par Marie-Claude Char, © Flammarion, 2007
- René Char, le catalogue de l’exposition, © BNF/Gallimard, 2007
- René Char, un film de Jérôme Prieur – Un DVD Arte vidéo, 2006
Internet
- Un article sur Wikipédia
- Souvenirs de José Corti
- Sur Esprits nomades
Contribution de Jacques Décréau
"Chante ta soif irisée", ai-je envie d'ajouter à ces quelques très beaux extraits. Je vois que vous possédez le très beau volume intitulé CHAR, Dans l'atelier du poète. Une pure merveille.
Bonne journée à vous.
Artine.
Rédigé par : Artine | 12 septembre 2013 à 15:33
riche article plein de passion communicative pour l'écriture du poète. Pour mieux connaitre l'homme, je suggère la lecture, en pendant à celle de "Lettera amorosa", de "Emportée" de Paule du Bouchet, fille de Tina Jolas, parue en mars 2011.
Rédigé par : Roselyne Fritel | 10 janvier 2012 à 09:51