L’état poétique est le seul promontoire d’où par n’importe quel temps du jour ou de la nuit l’on découvre à l’œil nu la côte nord de la tendresse. C’est aussi le seul état de la vie qui permet de marcher pieds nus sur des kilomètres de braises et de tessons ou de traverser à dos de requin un bras de mer en furie. (…)
In L’état de poésie (1980), Œuvres poétiques complètes, p.335
René Depestre est né en 1926, à Jacmel, en Haïti. Sa poésie, tout imprégnée de cette nature tropicale, est parcourue de sources jaillissantes et de fleuves en rut, plantée d’arbres puissants, envahie par une végétation luxuriante et fécondée par la mer. Ce spectacle magnifique lui donne d’emblée le sentiment de la beauté du monde, mais aussi l’accoutume très jeune à la violence des éléments, qui vont le préparer à traverser les grands cyclones de notre histoire.
Il a huit ans à la mort de son père. Sa mère s’applique alors à lui transmettre le meilleur d’elle-même. Une joie de vivre inépuisable et communicative. Une énergie à toute épreuve, pour affronter les difficultés quotidiennes. Et cette générosité qui le pousse à s’engager politiquement, en combattant des idées, et non des hommes. « Ma mère m’a mis en état de charité, donc de poésie », dit-il.
Et grâce à elle, il a doublement deux fers au feu : d’une part le créole et le français, d’autre part le vaudou et le catholicisme. Le créole et le vaudou sont pour lui ses précieuses racines ; le français et le catholicisme son ouverture sur le monde. Vaudou et catholicisme sont à ses yeux les deux versants d’une même foi, dans une dualité naturelle, féconde, aliment secret de son travail poétique :
J’avance les pieds nus
Dans l’herbe de ma négritude
Ô douce fraîcheur sous ma foulée de sauvage !
Je sais désormais tout ce qui est mort en moi
Je suis collectionneur de monstres
Je sais aussi le nom du blé qui monte en moi
Et le nom du vaudou qui agite en mon corps
De grandes ailes d’innocence !
Et j’aime ces flammes miennes
Leur musique scande tous mes élans
J’avance tout nu dans le tunnel de ma joie
De brûler tout ce qui me tombe sous la main
Je suis de la grande race des volcans …
In Un arc-en-ciel pour l’Occident (1967), Œuvres poétiques complètes, p. 178
En 1934, la famille quitte Jacmel pour s’installer à Port-au-Prince. René découvre alors le monde des bidonvilles, dont la misère le révolte. A 17 ans, il veut être prêtre, admirant surtout Jésus chassant les marchands du Temple. Plus tard il dira, dans une formule qui résume assez bien l’itinéraire de sa vie : « Mon signe de croix, le voici : Au nom de la révolte, et de la justice, et de la tendresse. Ainsi soit-il ! ». Mais la lecture de Malraux, Mauriac et Bernanos va le détourner de cette vocation.
Son premier recueil de poèmes Étincelles (1945), qu’il publie à 19 ans, lui fait faire une entrée remarquée sur la scène littéraire haïtienne. Il y exalte les beautés de la race noire, avec des accents de rébellion. Cette œuvre d’un jeune poète au talent précoce témoigne déjà d’un double engagement poétique et politique. Puis il fonde, notamment avec Gérald Bloncourt, la revue La Ruche, qui connaît un vif succès.
Sa rencontre avec Aimé Césaire et André Breton le marque profondément, par sa découverte du surréalisme. Pour lui, Breton c’était « le feu aux poudres », dira-t-il par la suite. Car le surréalisme lui apparaît comme un formidable facteur de libération contre l’esclavage et la colonisation, un moyen radical de désaliéner les consciences et de promouvoir les trésors de l’imaginaire collectif haïtien. Il prend alors conscience qu’à travers le vaudou le peuple haïtien a créé une sorte de surréalisme populaire pour se libérer des frustrations de son histoire, à l’aide de récits oniriques et fantastiques, teintés de merveilleux ; et qu’à travers le Carnaval, sur des modes comiques, érotiques et picaresques, se trouve reprise l’histoire des siècles passés, au cours de laquelle des masques ont été mis sur tous les visages.
Un numéro spécial de sa revue, condamnant le fascisme, est saisi et interdit, déclenchant une riposte étudiante, puis populaire, qui dégénère en grève générale et finit par renverser la dictature d’Élie Lescot, laquelle est aussitôt remplacée. De façon prémonitoire, dans le poème intitulé Me Voici, qui ouvre son premier recueil, n’avait-il pas écrit peu auparavant :
… Me voici
nègre aux vastes espoirs
je lance mes jours
dans l’aventure cosmique du poème
je mobilise tous les volcans
que couvait la terre neuve de ma conscience
et mon coup d’État renverse
tous les credos nuageux de mon enfance…
In Étincelles (1945), Œuvres poétiques complètes, p.25
Depestre se retrouve en prison. Il y publie son second recueil Gerbe de sang (1946), où il exprime ses désillusions et son amertume. Désormais son engagement est radical. Une fois libéré, il quitte Haïti pour un exil qui n’aura pas de fin.
Il a 20 ans lorsqu’il débarque à Paris, où il séjournera cinq ans. Années d’études et d’apprentissage par la fréquentation des cercles politiques et littéraires, où il rencontre Éluard, Seghers, Aragon, Tzara, Claude Roy, Cendrars, Guillevic, ainsi que Césaire, Senghor, Damas, A. Diop, E. Glissant, autour de la revue Présence Africaine. Il pense alors que poésie et politique peuvent aller de pair. Mais par la suite il reconnaîtra s’être trompé. En 1951, il est expulsé de France à cause de son combat contre le colonialisme. Suivent des années d’errance, « d’une rive à l’autre de la guerre froide ». On le retrouve notamment à Prague, où il trouve asile ; puis à Cuba, dont on l’expulse ; au Chili avec Neruda ; en URSS, en Argentine, puis au Brésil, où il séjourne deux ans.
Durant ces années difficiles, où la poésie l’aide à vivre, il publie trois recueils d’inspiration politique : Végétations de clarté (1951), préfacé par Césaire ; Traduit du grand large (1952) et Minerai noir (1956), où il dénonce le racisme. À la tentation du désespoir, il répond par le rêve d’amour dont la poésie l’anime, à travers l’image de la clarté matinale d’une petite lampe sur la mer. Une lueur d’espoir qu’il dédie à tous ceux qui comme lui vivent une sorte de traversée du désert.
… À ceux qui n’ont pas eu d’enfance
Au poète que fuit le chant
Pour le pêcheur sans un poisson
À tout métier sans soleil
À l’écrivain sans un lecteur
Cette petite lampe sur la mer…
… À tous les soldats inconnus
De l’amour et de la douleur
Du racisme et de ses guerres
Aux innocents morts à minuit
À leur sang perdu dans la nuit
Cette petite lampe sur la mer…
In Journal d’un animal marin (1964), Œuvres poétiques complètes, p. 134
Et de fait, aux difficultés de l’exil viennent s’ajouter toutes sortes de déceptions. Les événements de Hongrie en 1956 l’amènent à rompre avec le stalinisme. Après onze ans d’exil, sur le point d’abandonner la politique, il revient en Haïti, où il reste un an en résidence surveillée, sous la dictature des Duvalier, jusqu’à ce qu’il parvienne à gagner Cuba, où Fidel Castro vient de triompher.
Ébloui, Depestre s’engage à fond dans l’expérience cubaine, persuadé que cette fois les valeurs créoles pourront faire contrepoids à la rigueur épouvantable du marxisme stalinien, lorsque ce dernier s’efforce de mettre un terme à la fête et d’« empêcher la révolution de danser ». Pendant vingt ans (1959-1979), Cuba devient sa seconde patrie. Il y prend une part active à la vie culturelle et politique, et se voit confier la mission de rencontrer les dirigeants des pays frères, en séjournant longuement en URSS, en Chine et au Vietnam.
Son séjour à Cuba lui fait découvrir la joie profonde d’une sensualité riche et heureuse. Ses plus beaux poèmes sur la révolution cubaine sont aussi des poèmes d’amour, des hymnes à la femme. Qu’elles soient noires, mulâtres, métisses ou blanches, les femmes de La Havane sont superbes à ses yeux. Il est bouleversé par la merveilleuse « géographie solaire » du corps féminin. Et la célébration de l’amour charnel des « femmes-jardins », comme il les appelle, va devenir une constante dans son œuvre.
Poème d’automne
Toi la femme qui portes aux nues mes démons du midi,
toi la femme qui réveilles en moi le lyrisme des grands arbres,
il suffit qu’arrivent en avion les mots de ta jeune tempête
pour que ton souvenir remette en route
l’extase que j’ai eue de voyager en toi,
très loin dans ton sang cubain qui rend fou
aux confins du ciel merveilleux où tu es reine.
Une lumière d’adolescence inonde mes jours
à trouver dans ta chair la première étoile de mon soir d’automne,
ô fée du matin qui gouvernes et roules mes sens
dans le vertige sans fin de ses années-femme !
In En état de poésie (1980), Œuvres poétiques complètes, p.358
Au cours de cette longue période, il publie Journal d’un animal marin (1964), mêlant l’évocation de la beauté du monde à celle de son île natale ; puis Un arc-en-ciel pour l’Occident chrétien (1967), recueil d’inspiration vaudou, qui puise au plus profond de l’imaginaire populaire haïtien. Une œuvre portée par un puissant souffle lyrique, à la reconquête de l’identité nègre, avec pour héros Dessalines et Toussaint Louverture, les premiers libérateurs d’Haïti. Mais face aux dévoiements du projet cubain, Depestre émettant de plus en plus de critiques, son recueil Poète à Cuba ne peut paraître à La Havane. Il le publie donc à Paris en 1976.
N’acceptant plus « les lubies de Castro », il se voit contraint de quitter Cuba pour un nouvel exil. En 1979, la France devient alors sa nouvelle patrie. Il s’installe d’abord à Paris, où il travaille à l’Unesco jusqu’en 1986. Pour sa retraite, il choisit le petit village ensoleillé de Lézignan-Corbières, dans l’Aude, où il se consacre désormais à l’écriture.
Plusieurs œuvres en prose, tout imprégnées de sensualité tropicale, sont alors publiées, dont Alléluia pour une femme-jardin (1981), recueil de dix nouvelles savoureuses et légères. Et Hadriana dans tous mes rêves (1988), couronné par le prix Renaudot. Un roman qui conjugue admirablement les deux grands thèmes d'inspiration de Depestre, à savoir le merveilleux féminin et le fantastique vaudou.
Avec le temps, son militantisme a fait place à un humanisme passionné, cherchant à promouvoir l’avènement d’un nouvel âge de raison et de fraternité, où l’invention créatrice et la tendresse sont aux avant-postes. Pour Depestre, depuis plusieurs siècles, le fonctionnement de notre planète ressemble à un immense « métier à métisser » les croyances, les religions, les traditions et les hommes. Un métissage qui d’ailleurs s’inscrit pour lui dans son propre physique de mulâtre, et se retrouve dans sa double culture, créole et occidentale, ainsi que dans sa propre histoire, avec toutes les navettes Est-Ouest et Nord-Sud, qu’il a effectuées durant sa vie et qui l’ont façonné sans le détruire, en métissant ses rêves avec les réalités quotidiennes.
Le métier à métisser
Partie bien étoilée de la mer caraïbe
ma vie est la métaphore et la table
des voyages couronnés de femmes aux fruits d’or.
Le corail bleu d’une île éclaire mon parcours
la vie avance avec le Sud qui m’écartèle
un Nord est mon masque et mon pupitre d’émeraude.
À chacun de mes départs sans retour
la joie de vivre m’a fait un courant marin
capable de guider de nuit mes passions d’homme.
Dessiné dans le tronc d’un arbre à pain
à chaque naufrage un grand voilier
me trouve la voie navigable et le sel ami.
Dans chaque pas en terre étrangère
de nouvelles racines prolongent
le chemin qui vient du pays natal.
L’âcre écume de l’exil à l’esprit
le métier à métisser les choses de la vie
résiste bien aux assauts du tigre en moi.
Culbuté par la grosse houle du siècle
au feuillage musicien des mots je lave
mon époque à l’eau de ma tendresse du soir.
In Anthologie personnelle (1993), Œuvres poétiques complètes, p.396
****
Bulletin de santé
Le soleil prend en mains
la sève de mes années
à mesure que l’exil
se retire de mes terres.
Une saison de rêve irrigue
les choses tendres de la vie.
Ô poète de l’amour solaire !
Ô magicien d’une Venise
sans masque ni carnaval !
À ce carrefour de mon automne
je sais à quel feu de miséricorde
jeter le bois mort de mes ennemis :
le manche de leur hache de guerre ne peut
séduire aucun arbre enchanté de ma forêt.
Dans les mots frais du soir je trouve le lien
qui unit le mythe aux nervures de la feuille ;
qui relie aussi le galet des rivières
au tourbillon de la vie dans mes poèmes.
Voici l’âge mûr du pin d’Alep
et du mimosa japonais : c’est le temps
de jeter un pont entre le passé cubain
et la neuve rumeur du vent dans mon esprit.
Le temps d’éparpiller à la mer caraïbe
les cendres des croyances avilies du siècle.
Le jeune matin du rossignol
inonde mes rives-à-la-française :
l’essor marin du nouvel être
dilate le mystère du poète
qui devient animal de tendresse qu’il est.
In 7 poèmes d’adieu à la révolution cubaine (1992), Œuvres poétiques complètes, p.389
-
Étincelles, Port-au-Prince, © Imprimerie de l’État, 1945
- Gerbe de sang, Port-au-Prince, © Imprimerie de l’État, 1946
- Végétations de clarté, préface d’Aimé Césaire, Paris, © Seghers, 1951
- Traduit du grand large, Paris, © Seghers, 1952
- Minerai noir, Paris, © Présence africaine, 1956
- Journal d’un animal marin, Paris, © Seghers, 1964
- Un arc-en-ciel pour l’Occident chrétien, Paris, © Présence africaine, 1967
- Cantate d’octobre (édition bilingue), La Havane, © Institut du livre / Alger, © SNED, 1968
- Poète à Cuba, préface de Claude Roy, Paris, © Oswald, 1976
- En état de poésie, Paris, © Éditeurs français réunis, 1980
- René Depestre, par Claude Couffon, coll. « Poètes d’aujourd’hui », Paris, © Seghers, 1986
- Lettre à un poète du marronnage, bois gravé par Elbis Mazet, © Bois Pluriel, 1988
- Au matin de la négritude, préface de Georges-Emmanuel Clancier, Paris, © Euroéditeur, 1990
- Journal d’un animal marin, choix de poèmes 1956-1990, Paris, © Gallimard, 1990
- Anthologie personnelle, prix Guillaume Apollinaire, Arles, © Actes Sud, 1993
- Un été indien de la parole, avec des estampes d’Yves Picquet, © Double Cloche, 2001
- Psaume d’adieu au rock’n’roll, éd. néerlandais-français (trad. René Smeets), © Uitgeverij, 2004
- Étincelles, et Gerbe de sang, rééditions, Port-au-Prince, © Presses nationales d’Haïti, 2005
- René Depestre, Rage de vivre, Œuvres poétiques complètes, préface de Bruno Doucey, Paris, © Seghers, 2006
Internet
- Un article Wikipedia
- Un article sur le site de la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges
- Un entretien sur le site de RFI (téléchargeable)
- Depestre sur l'excellent site d'Île en île
- Une vidéo sur Dailymotion : René Depestre - Chronique d'un animal marin
Contribution de Jacques Décréau
Commentaires