Quand on parle de Michel Butor, on pense généralement au nouveau roman ou à son prix Renaudot de 1957, « La modification ».
C’est, le concernant, une appréciation un peu rapide si on considère la somme impressionnante et foisonnante de publications de différentes natures, collaborations avec des artistes peintres, graveurs, musiciens ou photographes, accumulée par cet auteur depuis plus d’un demi-siècle, bibliographie comparable par sa quantité à celle de Hugo ou Simenon.
C’est aussi oublier qu’il est avant tout un poète de taille XXL
Né en 1926, il a fait des études de lettres et de philosophie, enseigné en France et en Egypte, effectué différents séjours aux Etats-Unis, voyagé au Japon, en Chine, et en Australie.
A partir de 1968 , il délaisse le roman pour se tourner entièrement vers la poésie et en explorer des facettes inédites. Son premier recueil poétique publié en 1962, intitulé « Mobile » (qui ouvre p.23 cette anthologie) a rebuté de nombreux lecteurs alors peu habitués à ce que connaissent bien aujourd’hui nos poètes dans le vent : prose alternant avec des passages à la ligne, bribes de phrases dépareillées, déstructuration de la langue, énumérations fréquentes qui sont, elles, un peu la marque de fabrique et le ressort de sa poésie.
(Les noirs)
Noir
Noire
Noirs
Noires
Des noirs
Il est noir
Très noir
D’un beau noir
N’est-ce pas ? Une statue d’ébène.
Elle est à peine noire.
A la voir, on ne dirait pas qu’elle est noire.
Mais elle est noire….(…)
In Mobile, Anthologie nomade p.23, © Poésie/Gallimard, 2004
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(Manhattan invention)
25 000 antillais
psst !
uuuiie !
Les ukrainiens qui lisent « Svoboda »
chut !
Baby !
Pressbox, steaks,
vous venez ?
il est tard …
Le bistro, cuisine française,
vous entrez ?
nous rentrons…
Les avions qui vont à Paris,
laissez-moi ! (…)
In Mobile, Anthologie nomade p.45, © Poésie/Gallimard, 2004
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44) Les amants
Un peu plus petit qu’elle, il soulève ses lèvres vers les siennes. Ils n’osent pas encore se caresser ; leurs bras penchent le long de leur corps comme paralysés. Il s’approche, son ventre touche le sien ; alors il s’aperçoit que ce nombril qui l’éblouissait est une lentille de cristal à travers laquelle il peut admirer l’intérieur du ventre considérablement grossi. Il distingue un étang entouré de collines, au milieu duquel vogue une barque où dort un tout petit enfant. Des hardes de cerfs et de sangliers sortent des bois de la poitrine et des cuisses, pour le humer, l’honorer de bouquets d’haleines. Le soleil se couche dans ce paysage intime. Il y fait bientôt nuit capiteuse. Il s’écarte et soupire. C’est alors que se lève le jour d’autrui.
In Illustrations 3,Méditation Explosée Anthologie nomade p.142, © Poésie/Gallimard, 2004
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DANS L’ÉPAISSEUR DU NORD-OUEST
Les chercheurs d’or et de thé dressent leur campement entre les montagnes qui portent conseil. La fumée bave sur les sables du ciel ; Les feulements rident les marais d’automne. Des nuages de sang fondent sur les ravins ; des forêts de soufre étendent leurs racines jusqu’aux coulées de lave blanche. Le vent va renverser les ruines et dégager les ossements entremêlés de verroterie et de fibres, puis la Lune sifflera le rappel des rapaces tournoyant au-dessus du sommeil des aventuriers, et certains d’entre eux sentiront son velours caresser leur ventre et son rhum chanter dans leurs yeux fermés tandis que leurs lèvres murmureront des prénoms de pays lointains dont ils espèrent un jour réentendre les cloches et les soupirs.
in Transit, Anthologie nomade, p. 413 © Poésie/Gallimard, 2004
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(Ballade du sorcier de Mougins)
(…)
prince des masques j’ai revêtu les insultes
les ricanements la sottise et la solitude à toute épreuve
et j’en ai détaillé les baisers de l’enfance
l’alcool de survie et le baume des foules
j’en ai délivré le ventre et les yeux
j’en ai questionné les beautés exclues
né de cette interrogation depuis toujours
et mort naissant toujours
In Gyroscope, Anthologie nomade p.439 © Poésie/Gallimard, 2004
On reste ébloui devant l’extraordinaire foisonnement de son vocabulaire et un imaginaire poétique capable de transporter le lecteur dans des contrées sans limites et sans âge.
(120 nuages)
73)
Chevelures à flots et coques, nattes et torsades, les blondeurs à l’assaut des rousseurs, l’aile de corbeau battant celle de la grande chouette blanche et les ramages devant les ramures, les ramiers devant les rameuses qui ramènent leurs ors et leurs blancheurs sur leurs corsages ; et les canotiers des maris, des amants fumant le cigare en humant de la bière fraîche, nuages.
78)
Festins à festons, hennins, hanaps, aiguières, des bœufs entiers, des paons en roue, des espadons, des esturgeons sur des gelées ; pas de fourchettes, mais des nappes damassées, des crédences chargées de verreries, des bouffons rivalisant avec des singes, des volières d’où s’échappent des perruches dressées qui viennent attacher au cou des dames des rivières d’escarboucles, ficher dans leurs tiares des épingles à tête d’écaille et des plumes avec des clochettes accordées à toutes les notes des modes d’alors, qui tintent au moindre mouvement, épelant des thèmes sur lesquels les luths improvisent, nuages.
In Mille et un plis (120 nuages) © Anthologie nomade p.360/362 © Poésie/Gallimard, 2004
Cette anthologie nomade regroupe donc divers recueils, de 1962 à 1996, dont les partitions polyphoniques s‘emboîtent l’une dans l’autre sur un patchwork de cinq cents pages que l’on peut picorer morceau après morceau, et le reprendre au gré de son humeur avec toujours autant de bonheur.
Et pour conclure, ainsi que l’écrit Frédéric-Yves Jeannet dans sa préface :
(…)
« Mais tout n’est jamais pour Michel Butor que poème, prolongement d’un même poème : la rotation et la musique des sphères rejoignent l’immensité du présent et du quotidien à fouiller.
Telle est l’utopie harmonique à laquelle travaille inlassablement , depuis une cinquantaine d’années, l’œuvre « poétique » de Michel Butor, et donc son œuvre entière. »
Bibliographie poétique sélective :
- Hoirie-Voirie, illustré par Pierre Alechinsky, édition hors commerce Olivetti, 1970
- Travaux d'approche, Poésie-Gallimard, (1972)
- Envois, Le chemin, Gallimard, (1980)
- Exprès, Le chemin, Gallimard, (1983)
- Le fil à quoi tient notre vie, illustré par Joël Leick, Æncrages & Co, (1996)
- Victor Hugo écartelé, illustré par Jiri Kolar, Æncrages & Co, (1988)
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- Don Juan en Occitanie, illustré par Colette Deblé, Æncrages & Co, collection Livres d'Artistes, (2007)
- Survivre, illustré par Georges Badin, Æncrages & Co, collection Voix de Chants, (2010)
- Les Temps suspendus, illustré par Henri Maccheroni avec la participation de Bertrand Roussel, Mémoires Millénaire, (2010)
Internet :
- Wikipedia, biobibliographie
- Éditions de la Différence, bio + nombreux extraits de DVD enregistrés de conversations avec le poète
- Sur remue-net, liens et ressources le concernant
Contribution de Jean Gédéon
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