« Je ne suis rien…Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde ».
Ce n’est qu’à titre posthume que Fernando Pessoa est devenu l’un des grands poètes de son temps. Ayant peu publié de son vivant, alors qu’il écrivait beaucoup, on découvrit dans une malle, après sa mort, près de 28 000 textes. Mais il faudra attendre plus de 40 ans, pour que ceux-ci soient déposés à la Bibliothèque Nationale de Lisbonne, en 1979. Et qu’enfin les chercheurs puissent commencer à les étudier pour les publier, à partir des années 80.
Pour celui qui désire savoir qui était Fernando Pessoa, auteur d’une magistrale œuvre d’outre-tombe, la réponse reste des plus complexes. D’autant plus que le nom de Pessoa signifie en portugais « personne », dans l’acception du mot latin « persona », qui désigne le « masque » porté par un acteur, qui joue et représente un « personnage ». Or Pessoa va constamment jouer sur cette ambiguïté, comme le montre cet extrait du Livre de l’Intranquillité :
Je suis parvenu subitement, aujourd’hui, à une impression absurde et juste. Je me suis rendu compte, en un éclair, que je ne suis personne, absolument personne…
Je suis les faubourgs d’une ville qui n’existe pas, le commentaire prolixe d’un livre que nul n’a jamais écrit. Je ne suis personne, personne. Je suis le personnage d’un roman qui reste à écrire, et je flotte, aérien, dispersé sans avoir été, parmi les rêves d’un être qui n’a pas su m’achever.
In Je ne suis personne, une anthologie présentée par Robert Bréchon, © Christian Bourgeois, 2002, p. 31
Dans son entreprise de dépersonnification, Pessoa va encore plus loin, en se démultipliant, comme il le précise dans le même livre (page 32) :
Je me suis créé écho et abîme, en pensant. Je me suis multiplié, en m’approfondissant…
J’ai créé en moi diverses personnalités. Je crée ces personnalités sans arrêt. Chacun de mes rêves se trouve immanquablement, dès qu’il est rêvé, incarné par quelqu’un d’autre qui commence à le rêver, lui, et non plus moi…
Pour me créer, je me suis détruit ; je me suis tellement extériorisé au-dedans de moi-même, qu’à l’intérieur de moi-même je n’existe plus qu’extérieurement. Je suis la scène vivante où passent divers acteurs, jouant diverses pièces…
Et dans l’un de ses sonnets, rédigés en anglais, il ajoute : « Combien de masques portons-nous sur la figure de notre âme ? ».
Dans une lettre datée du 13 janvier 1935, quelques mois avant sa mort, Pessoa dévoile à un ami ce qui fut l’événement central de sa vie, comme sa seconde naissance : « Un jour – c’était le 8 mars 1914 – je m’approchai d’une commode haute et prenant un papier, je me mis à écrire, debout. Et j’écrivis trente et quelques poésies, en une espèce d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie…Je partis d’un titre : Le Gardeur de troupeaux. Et ce qui suivit fut l’apparition en moi de quelqu’un à qui je ne tardai pas à donner le nom d’Alberto Caeiro : Il m’était apparu mon maître… ».
Un maître qui a le visage d’un homme de la campagne, plein de sagesse, vivant détaché du monde, ainsi qu’il se présente à nous, au début du recueil qui lui est attribué :
Le Gardeur de troupeaux
Je n’ai jamais gardé de troupeaux,
Mais c’est tout comme si j’en avais gardé.
Mon âme est comme un berger,
Elle connaît le vent et le soleil
Et elle va guidée par la main des Saisons
Toute à suivre et à regarder.
La paix entière de la Nature sans personne
Vient s’asseoir à côté de moi…
Je n’ai pas plus d’ambitions que de désirs.
Être poète n’est pas une ambition pour moi.
C’est ma façon d’être tout seul…
Quand je m’assois écrivant des vers
Ou que, me promenant par les chemins et les sentiers,
J’écris des vers sur du papier qui se trouve dans ma pensée,
Je me sens une houlette dans les mains
Et je vois quelque silhouette de moi-même
Au sommet d’une colline
Regarder mon troupeau et voir mes idées,
Ou regarder mes idées et voir mon troupeau
Et sourire vaguement comme qui ne comprend ce qu’on dit
Et veut faire mine de comprendre…
In Œuvres poétiques, Le Gardeur de troupeaux, La Pléiade, © Gallimard, 2001, p.5 et 6
En plus d’Alberto Caeiro, Pessoa créera peu après d’autres hétéronymes, dont les plus importants se nomment Ricardo Reis, Alvaro de Campos et Bernardo Soares. Chacun d’eux représentant une facette de sa personnalité : Caeiro, la sagesse païenne ; Reis, un épicurisme raffiné ; Campos, la désillusion face au modernisme ; et Soares, la banalité insignifiante de la vie. Et pour chacune de ses créatures fictives, il forge un état civil, une biographie, un style et un caractère qui lui soit propre. « Sa singulière grandeur, écrit Robert Bréchon dans l’introduction de son anthologie consacrée à Pessoa, est d’avoir atteint, par l’invention poétique, un état supérieur de la conscience capable d’embrasser d’un seul regard plusieurs vérités contradictoires, qui sont les faces différentes d’une même Vérité fondamentale inaccessible à la raison ». Pessoa s’en explique lui-même, lorsqu’il confie : « L’origine de mes hétéronymes réside dans une tendance organique et constante à la dépersonnalisation et à la simulation ». Et sa vie entière ne sera plus qu’une quête continuelle à la découverte de « l’espace du dedans », pour reprendre une formulation propre à Henri Michaux.
« Nous avons tous deux vies -- écrit Alvaro de Campos -- la vraie, celle que nous avons rêvée…, et la fausse, celle que nous vivons… ». Que peut-on dire brièvement de la « fausse » vie de Pessoa, de celle qui se perd dans la banalité insignifiante du quotidien ? Il est né à Lisbonne en 1888, dans une famille bourgeoise et cultivée. Il a 5 ans à la mort de son père. Il part en Afrique du Sud à 7 ans, avec sa mère, qui s’est remariée avec le consul du Portugal à Durban, où il vivra 10 ans. Aucune trace de ce séjour africain dans son œuvre, sinon une excellente connaissance de l’anglais, qui lui permettra de rédiger le dixième de ses textes dans la langue de Shakespeare. De retour à Lisbonne, à 17 ans, il mène pendant 30 ans une vie paisible et solitaire, partageant son temps entre son travail obscur d’employé de bureau, sa promenade en ville, les cafés, et ses nuits d’insomniaque à écrire avec frénésie. C’est là qu’est sa vraie vie. Quant à sa mort, en 1935, elle passe pratiquement inaperçue.
Notons également que Pessoa a suivi de près la vie publique du Portugal, qui est passée de son vivant de la monarchie à la république, puis à la dictature de Salazar. Qu’il a fréquenté le poète le plus célèbre de son époque, le jeune Sá-Carneiro, créant avec lui la revue d’avant-garde Orphée, qui ne comptera que deux numéros. Et qu’il fut très affecté, lorsque ce dernier se suicida, deux ans plus tard, à Paris. La décennie suivante, il créera la revue de poésie Athena, qui ne durera qu’une année. Passionné d’occultisme, possédant un don de médium, versé dans l’ésotérisme, adepte de la Kabbale, la seule œuvre publiée sous son nom de son vivant, Message, est en fait une épopée rosicrucienne de 45 poèmes mystiques.
C’est avec Le Livre de l’Intranquillité, écrit en prose de 1913 jusqu’à sa mort, en 1935, que Pessoa nous livre son journal intime, où il exprime le sentiment profond de son inexistence : « Dans ces impressions décousues, sans liens entre elles, je raconte avec indifférence mon autobiographie sans événements, mon histoire sans vie. Ce sont mes Confessions, et si je n’y dis rien, c’est que je n’ai rien à dire » (texte 12). Une œuvre vertigineuse, au-delà de toute littérature, où l’on peut voir le génie de Pessoa à son apogée.
Texte 13
Ma condition misérable n’est atténuée en rien par ces mots que j’aligne pour former, peu à peu, mon livre fait de hasard et de réflexion. Je survis, absolument nul, au fond de toutes mes phrases, telle une poudre insoluble dans un verre où l’on n’a bu que de l’eau. Je couche par écrit ma littérature comme je couche mes opérations comptables – avec minutie et indifférence…
Tout cela n’est que songe et fantasmagorie, et peu importe que le songe soit fait d’écriture-comptable ou de prose de bon aloi. Où est l’avantage de rêver de princesses, plutôt que de la porte d’entrée de mon bureau ? Tout ce que nous savons se ramène à l’une de nos sensations, et tout ce que nous sommes à une sensation étrangère à nous-mêmes – mélodrame dont nous sommes tout à la fois les acteurs, les spectateurs actifs et les dieux mêmes, par une autorisation spéciale du conseil municipal.
In Le livre de l’Intranquillité, de Bernardo Soares, © Christian Bourgeois, 1999, p.49-50
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Dialogue dans la nuit
…J’ai tant cadenassé, aux yeux des autres,
Ce qui en moi est instinct, que je ne sais pas
Quels gestes, quelles attitudes il faut avoir pour révéler
Un seul de mes instincts à des yeux qui voient
Et porteront témoignage de mon corps
Et de mon naturel ! Ô regards d’autrui
Si seulement vous étiez aveugles et aveugles aussi les caresses !
Pour l’autre je ne peux consentir ni nudité de l’âme
Ni nudité du corps ! Être seul éternellement…
Ah, j’ai si cher payé la pensée
Que rien ne l’a compensé !...
In Je ne suis personne, Faust, de Fernando Pessoa, frag. 152, © Chr. Bourgeois, 2002, p.84
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Certains, les yeux tournés vers le passé,
Voient ce qu’ils ne voient pas ; d’autres,
Ces mêmes yeux fixés sur le futur, voient
Ce qui ne peut se voir.
Pourquoi aller mettre si loin ce qui est proche --
Le jour réel que nous voyons ? Du même souffle
Dont nous vivons, nous mourrons. Cueille
Le jour, parce que tu es le jour.
In ibid., Odes éparses de Ricardo Reis, p. 180
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Magnificat
Quand est-ce que passera cette nuit intérieure, l’univers,
Quand est-ce que moi, mon âme, j’aurai mon jour ?
Quand est-ce que je m’éveillerai d’être réveillé ?
Je ne sais pas. Le soleil brille, haut,
Impossible à fixer.
Les étoiles clignotent, froides,
Impossible à raconter.
Le cœur bat, étranger,
Impossible à écouter.
Quand est-ce que passera ce drame sans théâtre,
Ou bien ce théâtre sans drame,
Quand rentrerai-je chez moi ?
Où ? Comment ? Quand ?
Chat qui me fixes avec les yeux mêmes de la vie, Qui contiens-tu là tout au fond ?
C’est lui ! C’est lui !
Lui, comme Josué, commandera au soleil de s’arrêter et je me réveillerai ;
Et alors il fera jour.
Souris dans ton sommeil, mon âme !
Souris, mon âme : il fera jour.
In Œuvres poétiques, Derniers poèmes de Alvaro de Campos, © La Pléiade, 2001, p.443
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Si, après ma mort, vous voulez écrire ma biographie,
Rien de plus simple.
Elle n’a que deux dates – celle de ma venue au monde et celle de ma mort.
Entre une chose et l’autre tous les jours sont à moi…
Quand l’herbe poussera au-dessus de ma sépulture,
Que ce soit là le signal pour m’oublier tout à fait.
La Nature ne se souvient jamais, et c’est en cela qu’elle est belle.
Et si vous ressentez le besoin malade d’« interpréter » l’herbe verte sur ma sépulture,
Dites que c’est moi qui continue à verdoyer et à être naturel.
In Œuvres poétiques, Poèmes non assemblés d’Alberto Caeiro, © La Pléiade, p. 63 et 65
Bibliographie (en français)
- Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro, avec Poésies d’Alvaro de Campos, préface et traduction d’Armand Guibert, © Poésie Gallimard, 1987
- Tome IV, Œuvres poétiques d’Álvaro de Campos, préface d’Armand Guibert, trad. Michel Chandeigne et Pierre Léglise-Costa, © Christian Bourgeois, 1988
- Le Livre de l’Intranquillité de Bernardo Soares, édition intégrale, présenté par Robert Bréchon, Edouardo Lourenço, et Richard Zenith, trad. Françoise Laye, © Christian Bourgeois, 1999
- Œuvres poétiques, préface de Robert Bréchon, par Patrick Quillier, La Pléiade, © Gallimard, 2001
- Je ne suis personne, une anthologie présentée par Robert Bréchon, © Christian Bourgeois, 2002
- Bureau de Tabac et autres poèmes, présenté et traduit par Armand Guibert, © Éditions Caractères, 2002
- Ode maritime, version bilingue, avant-propos de Claude Régy, trad. Dominique Touati, © Éditions de La Différence, 2009
- L’ensemble des œuvres de Fernando Pessoa a été publié, sous la direction de Robert Bréchon et Edouardo Prado Coelho, en IX tomes, de 1988 à 1992, chez Christian Bourgeois
Sur l’auteur
- Fernando Pessoa, Revue Europe, n° 710-711, juin-juillet 1988, © Messidor
- Une malle pleine de gens, par Antonio Tabucchi, trad. J.B. Parra, © Christian Bourgeois, 1992
- Étrange étranger, une biographie par Robert Bréchon, © Christian Bourgeois, 1996
- La nostalgie du possible, par Antonio Tabucchi, © Points/Seuil, 2003
Internet
- Sur Wikipédia, une bio-bibliographie bien documentée et référencée
- Association française des amis de Fernando Pessoa
Contribution de Jacques Décréau
Ce matin je ressors de ma bibliothèque «le livre de l' tranquillité» ...j ai passé un moment superbe oubliant le temps maussade et un we morose ...merci pour cela Jacques D.et je vais me replonger dans cette lecture qui me permet de relativiser une réalité qui somme toute et bien banale ...et puisque J' aime passionnément Lisbonne ...!!...
Rédigé par : Jacqueline POIROT | 20 février 2016 à 14:25
Comme cette "Personne", Fernando Pessoa, me parle. Merci de permettre à la malle de ses écrits d'outre-tombe, de rester ouverte et de m'avoir fait découvrir ce poète.
Rédigé par : marie-christiane moreau | 22 février 2012 à 15:00