Francis Carco, un nom qui évoque dans la mémoire de chacun d’entre nous la riche pépinière des peintres et des poètes qui hantèrent cette butte Montmartre chère à nos cœurs, ses cabarets, ses chanteurs déversant leurs goualantes à l’esprit canaille, et fleurant bon le début du vingtième siècle.
Francis Carco, de son vrai nom Francis Carcopino-Tusoli, d’origine corse, naît le 3 juillet 1886, (ou le 7 selon d’autres sources), à Nouméa (Nouvelle-Calédonie). Il décède à Paris le 26 mai 1958. Il écrira également sous le nom de Jean d’Aiguières.
De 1886 à 1896, son enfance se déroule en Nouvelle-Calédonie. Fils d’un père inspecteur des douanes de l’état, autoritaire et brutal, il en restera profondément marqué et s’échappera plus tard dans l’écriture et surtout en poésie. Le spectacle des bagnards en partance pour l’ile de Nou, ne fera qu’amplifier chez lui un certain « goût du malheur ».
« Prisonnier comme eux, (les bagnards de Nouméa), mais prisonnier de lui-même, il n’a jamais pu s’évader. C’est toujours ainsi qu’il a vu le monde, observé les êtres dans une brume de mélancolie que nul rayon de joie ne parvenait à percer » (Roland Dorgelès).
En 1896 la famille Carcopino rejoint la France et s’installe à Châtillon sur Seine en Côte d’Or.
En 1901 ce sera Villefranche-de-Rouergue. À cette époque sa grand-mère l’accueillera souvent chez elle à Nice, (il y écrira Jésus-la-Caille publié en 1914). Il y fera la connaissance de Matisse et de Colette, retrouvée en 1917 au journal l’Éclair, et plus tard à l’Académie Goncourt.
De 1908 à 1910, on le rencontre à Agen, (il y sera brièvement pion), Grenoble, Lyon. Dans ces villes il fréquente les bas-fonds, lieux d’inspiration pour son œuvre future, empreinte de gouaille et d’une tristesse sur fond de tendresse qui collera au poète toute sa vie. On lui prête une citation « Le cœur n’a jamais de rides, il n’a que des cicatrices ».
Au cours de ses pérégrinations il entre en contact avec les poètes, noyau de la future École Fantaisiste, Robert de la Vaissière, Jean Pellerin, Léon Vérane, Tristan Derême…
En 1910 il « monte » à Paris, et découvre Montmartre et le célèbre cabaret « Le Lapin Agile », haut-lieu de la bohème des artistes de cette époque. Le père Frédé selon la légende, l’invite à pousser la goualante, et c’est le sésame pour entrer dans le cercle des grands bohèmes d’alors : Max Jacob, Pierre Mac Orlan, Maurice Garçon, Roland Dorgelès, Apollinaire, Utrillo, Modigliani, Picasso…
En 1911 il fonde avec P.J. Toulet, Tristan Derême, Jean Pellerin, « L’école Fantaisiste », tentative de renouveau de la poésie qui cherchait à se dégager de l’influence de Mallarmé et des symbolistes, mais qui, malheureusement, fut interrompue par la Grande Guerre. Les Fantaisistes introduisaient une grande liberté dans la versification, s’inspiraient de la vie quotidienne, utilisaient des mots familiers et parvenaient à une certaine forme de burlesque.
En 1912 il publie un premier recueil, « La Bohème et mon cœur ». Dans ce recueil on retrouve l’influence de Gérard de Nerval, (auquel il consacrera un ouvrage « Mortefontaine », nom du lieu où a vécu le poète), et de Verlaine.
Jardins
Il a plu. Le jardin, dans l'ombre, se recueille.
Les chrysanthèmes vont mourir sans qu'on les cueille.
Dans les sentiers mouillés, effeuillaisons de fleurs
Trop pâles ; sur le sable, où pas un bruit ne bouge,
Évanouissement des grands dahlias rouges.
Murmure indéfini de toutes ces douleurs
De choses écoutant agoniser les fleurs.
Et de blancs pigeonniers veillent le crépuscule...
Mon enfance, de moi, comme tu te recules,
Parmi ce soir qui tombe et ce jardin qui meurt !
Tu pars et tu ne reviendras jamais, peut-être :
Ton souvenir, déjà, n'est plus qu'une rumeur
Dans un halo, et qui, bientôt, va disparaître.
Et je reste à rêver, tout seul, à la fenêtre...
In La Bohême et mon cœur © La Bibliothèque de Poésie de France Loisirs,1994, p.180
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Enfance
Les persiennes ouvraient sur le grand jardin clair
Et, quand on se penchait pour se griser à l'air
Humide et pénétré de fraîcheurs matinales,
Un vertige inconnu montait à nos fronts pâles
Et nos cœurs se gonflaient comme un ruisseau grossi,
Car c'était tout un vol de parfums adoucis
Dans l'éblouissement heureux de la lumière :
Les langueurs avaient des langueurs particulières
Où se décomposait une odeur de terreau.
Tout le printemps chantait de l'éveil des oiseaux
Et, dans le déploiement des ailes engourdies,
Passait le grand élan paisible de la vie.
Une rumeur sonore emplissait la maison.
On entendait des bruits d'insectes ; des frissons
Faisaient trembler les grappes mauves des glycines
Tandis qu'allègrement des collines voisines
Un parfum de sous-bois arrivait jusqu'à nous.
Ô matins lumineux ! matins dorés et flous,
Je vous respirerai plus tard à la croisée
Et vous aurez l'odeur des feuilles reposées.
Et ce sera comme un très ancien rendez-vous.
In La bohème et mon cœur © La Bibliothèque de poésie de France Loisirs, 1994, p.181
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On entendait le cri
On entendait le cri perçant des martinets
De la chambre déserte et close où je venais
Quand le soleil de juin accablait les sureaux
Et que les magnolias mouraient dans l’air trop chaud
Avec les lis brûlés et les roses trémières.
La chambre avait un vieux bureau lourd de poussière,
D’anciens dessins coloriés pendaient aux murs
Naïvement, et sur les chaises dépaillées,
Je me souviens d’un triste herbier, doux livre obscur,
Avec ses fleurs cueillies aux collines mouillées
Les soirs d’automne ou les après-midi d’été
Par les jardins déserts et dans l’aridité
De la campagne avec le cri sec des criquets.
Tout cela somnolait dans la chambre endormie.
Or je sais que si j’y retournais à présent
Je trouverais comme jadis à mes treize ans,
Aux pages du vieux livre mon enfance blottie
Presqu’étrangère sous la poussière du temps.
In La bohème et mon cœur © La Bibliothèque de poésie de France Loisirs, 1994, p.182
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Printemps
Je te donne ce coin fleuri,
Ces arbres légers, cette brume
Et Paris au loin, qui s’allume
Sous ces nuages blancs et gris.
Mais tu t’en moques. Tu préfères,
Á ce soyeux et lent décor,
La bouche avide qui te mord
Et l’étreinte qui t’exaspère.
Cette nuit, l’odeur des lilas
Charge la brise et ta jeunesse
S’épanouit sous la caresse
De ma bouche experte et des doigts…
In La Bohème et mon cœur © Albin Michel - Mille et cent ans de poésie française
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À Éliane
Il pleut – c’est merveilleux. Je t’aime.
Nous resterons à la maison :
Rien ne nous plaît plus que nous-mêmes
Par ce temps d’arrière-saison.
Il pleut. Les taxis vont et viennent
On voit rouler les autobus
Et les remorqueurs sur la Seine
Font un bruit…qu’on ne s’entend plus !
C’est merveilleux : il pleut. J’écoute
La pluie dont le crépitement
Heurte la vitre goutte à goutte…
Et tu me souris tendrement.
Je t’aime. Oh ! Ce bruit d’eau qui pleure,
Qui sanglote comme un adieu
Tu vas me quitter tout à l’heure :
On dirait qu’il pleut dans tes yeux.
In La Bohème et mon cœur © Albin Michel - Mille et Cent ans de Poésie française.
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Dimanche
Ne parlons pas, écoute
La pluie à grosses gouttes
Dégouliner du toit
Et ruisseler aux vitres.
Il pleuvait, souviens-toi,
Comme il pleut dans mes livres.
Un vieux phono grinçait,
Le vent brassait les branches
Par ce sombre dimanche.
Un vent âpre et glacé
Et, soudain, sans qu’on sache
D’où le vent chassait,
Cet air de cor de chasse…
In Romance de Paris © Albin Michel – Mille et Cent ans de Poésie française –
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Berceuse
Ce lent et cher frémissement,
C’est la pluie douce dans les feuilles.
Elle s’afflige et tu l’accueilles
Dans un muet enchantement.
Le vent s’embrouille avec la pluie,
Tu t’exaltes ; moi, je voudrais
Mourir dans ce murmure frais
D’eau molle que le vent essuie !
C’est la pluie qui sanglote, c’est
Le vent qui pleure, je t’assure…
Je meurs d’une exquise blessure
Et tu ne sais pas ce que c’est.
In La Bohème et mon cœur © La Bibliothèque de Poésie de France Loisirs, 1994, p.188
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Ce n’est pas lui dont parfois, à la brune,
Le faible appel s’étend,
Au fond des bois, sur les étangs ;
Ce n’est pas lui qui rôde à travers la nuit brune,
Ce n’est pas lui que l’on entend
Fouler d’un pied léger le sable de la dune
Ou marcher à grands pas, au bord de l’eau qui fume,
Comme dans les récits d’antan.
Il n’a jamais voulu qu’être où il ne put être,
Si loin et si près à la fois
Que tu ne parviendrais pas à le reconnaître
Mais s’il savait, qu’en bas, sous ta fenêtre,
Il n’aurait, sans changer de voix,
Qu’à fredonner pour te voir apparaître :
« Beau chevalier » il volerait vers toi.
Les morts ne dorment point tous étendus sous terre.
Certains qu’on n’a pas inhumés,
Reviennent fréquemment la nuit, en grand mystère,
Hanter les lieux qu’ils ont aimés.
On les a pourtant vus tomber dans la bataille
Ou se traîner par les chemins,
Comme Renaud qui, perdant ses entrailles,
Les retenait à pleines mains.
Pour un Renaud, il en est cent, Sylvie,
Qui, vous quittant, auraient perdu la vie
Et le sachant, ne vous l’avoueraient pas.
C’est un grand mal dont on ne doit point rire :
Tout homme n’a que ce mal, ici-bas,
Pour se ruer au plus fort des combats
Avec le nom, sur ses lèvres de cire,
De celle pour qui son cœur bat.
In Mortefontaine © Albin Michel, 1949, p.17
Dans ces quelques poèmes extraits de La Bohème et mon cœur, on est loin de l’atmosphère sulfureuse qui baignera plus tard l’œuvre de Francis Carco ; mais dans le dernier poème dédié à Gérard de Nerval, et extrait de Mortefontaine, on sent poindre l’influence de François Villon.
Après 1910, peintres et écrivains délaisseront la Butte pour émigrer, à la suite de Picasso, les peintres vers Montparnasse, les poètes et écrivains vers le Quartier latin.
En 1913, Francis Carco rencontre Katherine Mansfield, alors compagne d’un journaliste londonien. Katherine Mansfield était originaire de Nouvelle-Zélande. Rencontre d’insulaires ? Une relation conflictuelle s’installe dont Francis Carco dira avoir été marqué jusqu’à la fin de ses jours.
En 1914 il publie au Mercure de France « Jésus la caille » vivement apprécié par Paul Bourget. C’est également la déclaration de la guerre, la mobilisation dans un corps d’aviation, la longue correspondance échangée avec Katherine Mansfield restée à Paris.
En 1917, il retrouve Colette au journal l’Éclair. Une amitié s’installe qui durera jusqu’à la mort de l’écrivaine. Ils seront tous les deux élus à l’Académie Goncourt.
En 1922 Francis Carco publie L’Homme traqué couronné par le grand prix de l’Académie française grâce au soutien de Paul Bourget.
Sa vie mouvementée se poursuit. En 1931, rencontre avec l’épouse du prince du coton égyptien Nissim Aghion, Éliane Négrin. Coup de foudre. Divorce. Remariage avec Éliane.
En 1937, il devient Membre de l’Académie Goncourt au fauteuil de Gaston Chérau.
La guerre de 1939/44 éclate. Exil à Nice, puis en Suisse (Éliane est juive). Après la guerre, le couple s’installe à l’Isle-Adam. Ils vivront également à Cormeilles en Vexin, dans un domaine ayant appartenu à Octave Mirbeau.
En 1949 c’est l’Île Saint Louis, au 18 quai de Béthune, qui accueillera l’insulaire de la Nouvelle-Calédonie pour son dernier voyage. Il y décède le 28 juin 1958. Pour la petite histoire, le poète d’origine corse, rendra le dernier soupir, alors que la garde républicaine jouait l’Ajaccienne en passant sous ses fenêtres. Il est inhumé à Bagneux auprès de son frère, Jean Marèze, (il s’était suicidé en 1942). Son épouse, Éliane, le rejoindra en 1970.
Intérieur
Les couples, peignoirs verts et pantalons garance,
S’appliquent à rouler au gré de la romance
Dans un tumultueux et pauvre tournoiement.
Je fume et dégoûté du moindre mouvement,
Je dédie à l’élan plaintif qui recommence,
Ô vertige, ô fadeur, ô plaisir de la danse !
Mon ennui qui voudrait se tendre atrocement.
L’alcool qui dormait s’éveille et me contemple.
L’alcool miraculeux attend qu’on ait cessé
De piétiner ce rythme au tressaut insensé,
Pour que donnant, stupide ! à tous le bon exemple
Sous le plafond crasseux et bas du mauvais temple,
S’apaise enfin ce cœur trop dur qu’on a blessé.
In La Bohème et mon cœur © La Bibliothèque de poésie de France Loisirs 1994 P.189
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Hommage
Tes sourcils tracés au crayon,
Tes yeux que le khol illumine,
Te donnent une étrange mine
De mauvais ange et de souillon.
Le bleu pur et le vermillon
Chantent ta grâce libertine ;
Tu souris et fais la mutine
En relevant ton cotillon.
« Garde ton cœur ! » dit la romance
Mais je raille et t’offre le mien.
Quelle sera la récompense,
Lorsqu’il ne restera plus rien
À boire, au fond de la boutique
Et qu’on renverra la pratique ?
In La Bohème et mon cœur © La Bibliothèque de France Loisirs, 1994, p.192
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Le carillon
Le carillon bat dans la pluie
Méticuleuse de province.
Le carillon bat, chante et grince
Sous ma fenêtre et je t’écris :
« Il pleut. Vas-tu m’aimer longtemps ma tendre amie ? »
Je n’en sais rien. Tu n’en sais rien
Et notre amour si plein de frissons et de grâce
Pourrait mourir, comme le soleil passe,
Comme un brisement frais du vent léger s’éteint,
Sans que rien ait changé du monde et de l’espace
Sans que mon cœur en soit, hélas ! moins incertain
In La Bohème et mon cœur © La Bibliothèque de Poésie de France Loisirs, p.193
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L’éventail de Marie Laurencin
Dans ce miroir incliné sur le lit,
Je vois ton corps pesant, tes belles jambes…
Le jour douteux répandu dans la chambre
Luit sourdement, partout, comme un halo.
Partout aussi c’est un parfum canaille,
C’est des frissons mêlés à des reflets
Que le miroir accueille et multiplie
Pour les jeter ensemble, pêle-mêle,
Frissons, reflets, à travers notre extase
Comme à dessein de lier à jamais
Ton souvenir, chambre étroite et maussade,
Au souvenir de celle que j’aimais…
In La Bohème et mon cœur © La Bibliothèque de France Loisirs, 1994, p.196
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Poème flou
Où va la pluie, le vent la mène
En tintant sur le toit
Et je me serrai contre toi,
Pour te cacher ma peine.
Le jardin noir aux arbres nus,
Ta petite lampe en veilleuse,
Tes souvenirs d’amoureuse
Que sont-ils devenus ?
J’écoute encor tomber la pluie :
Elle n’a plus le même bruit…
Le livre d’or de la Poésie française, © Éditions Pierre Seghers P.358
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L’ombre
A André Rousseau.
Ton ombre est couleur de la pluie,
De mes regrets, du temps qui passe,
Elle disparaît et s’efface
Mais envahit tout, à la nuit.
Sous le métro de la Chapelle,
Dans ce quartier pauvre et bruyant,
Elle m’attend derrière les piliers noirs,
Où d’autres ombres fraternelles,
Font aux passants qu’elles appellent,
De grands gestes de désespoir.
Mais les passants ne se retournent pas.
Aucun n’a jamais su pourquoi,
Dans le vent qui fait clignoter les réverbères,
Dans le vent froid, tant de mystères
Soudain se ferme sur ses pas …
Et moi qui cherche où tu peux être
Moi qui sais que tu m’attends là,
Je passe sans te reconnaître.
Je vais et viens toute nuit,
Je marche seul comme autrefois,
Et ton ombre, couleur de pluie
Que le vent chasse à chaque pas,
Ton ombre se perd dans la nuit
Mais je la sens tout près de moi…
*
Cependant tu n’étais qu’une fille des rues,
Qu’une innocente prostituée,
Comme celle qui apparût,
Dans le quartier de Whitechapel,
Un soir, à Thomas de Quincey
Et qu’il chercha plus tard, sans jamais la trouver,
De porche en porche et d’hôtel en hôtel
Il le raconte dans un livre.
C’est là, pour la première fois, que je t’ai rencontrée.
Tu étais lasse et triste, comme les filles de Londres,
Tes cheveux conservaient une odeur de brouillard
Et, lorsqu’ils te voyaient à la porte des bars,
Les dockers ivres t’insultaient
Ou t’escortaient dans la rue sombre.
Je n’ai pas oublié l’effet que tu me fis
Dans ce livre désespéré,
Ni le vent, ni la pluie, ni le pavé qui luit,
Ni les assassins dans la nuit,
Ni les feux des estaminets,
Ni les remous de la Tamise
Entre ses mornes parapets…
Mais c’est après bien des années
Qu’une qui te ressemblait
Devait, le long des maisons grises,
Me faire signe et m’accoster.
*
Ce n’est pas toi. C’est tout ce que tu me rappelles :
Comme j’étais triste avant de te connaître,
Comme je m’enfonçais, avec délices, dans ma tristesse.
En marchant dans les rues, en entrant dans les bars,
En suppliant la nuit les ombres de parler,
Sans cesser d’errer et d’aller…
Mais partout il était trop tard.
Un air d’accordéon s’achevait en hoquet.
On décrochait, l’une après les lumières
Et le passant à qui je demandais du feu,
Me tendait un cigare éteint.
Où me portaient mes pas, c’était la même histoire.
J’allais toujours vers les sifflets des trains,
Sur un grand boulevard trouble et peuplé de fantômes.
Là, j’attendais je ne sais qui, je ne sais quoi…
Mais les trains passaient en hurlant
Et cette attente avait l’air d’un départ.
Tu es venue pour t’en aller.
Je t’ai pourtant conduite en ces lieux désolés
Et tu m’as dit : « Quoi que tu fasses,
C’est moi, dorénavant, que tu verras parmi tous ces fantômes.
Tu me sentiras près de toi,
Tu penseras que je suis morte
Et jamais tu ne m’oublieras »
*
…
Une autre fois, dans ce quartier sinistre,
Nous nous sommes assis sur un banc, à la nuit,
Et le vent qui chassait la pluie,
Les globes des hôtels meublés,
Les marlous aux chandails humides,
Les filles qui nous regardaient,
Accumulaient, autour de nous, les maléfices
Dont le cercle se rapprochait.
Alors tu t’es mise à pleurer,
A m’expliquer sans élever la voix,
Qu’un jour tu me délivrerais
De ces larves qui sont en moi…
Tu parlais et la pluie tombait.
C’était la pluie qui te faisait pleurer,
Comme un chagrin que rien n’apaise,
Comme une peine inconsolée.
Et la ronde des ombres et des feux des maisons
Tournait infatigablement
Avec ses voyous et ses filles,
Ses bars, où les phonos grinçaient,
En nous jetant quelquefois, par la porte,
Comme l’appel d’une voix morte…
La ronde que rien ne lassait
Tournait et m’emportait, avec toi qui est morte,
Tourne et m’emporte encore, avec tout mon passé,
Hors du temps, hors du monde, hors de tout ce qui est
Ou qui n’est pas, mais que toi, dans l’ombre, tu sais…
In Le Livre d’Or de la Poésie française © Pierre Seghers, p. 359/362
La silhouette du poète ténébreux aux allures de « mauvais garçon », aura marqué la période des années folles. L’entre-deux guerres réservera les plus forts tirages d’édition au poète et écrivain surnommé le « Romancier des Apaches ». Francis Carco aura fréquenté tous les peintres, poètes et écrivains de sa génération : Paul-Jean Toulet, Jules Romain, Apollinaire, Picasso, Colette, son mari Willy, Utrillo, Maurice de Vlaminck, Derain, Suzanne Valadon, Marie Laurencin, etc… Également des illustrateurs : Eugène Clairin, Maurice Legrand, Dignimont , Chas Laborde.
Francis Carco est resté attaché à l’héritage des classiques, très loin de la production de l’inconscient préconisée par les surréalistes. Les poètes de l’École Fantaisiste se voulaient indépendants.
L’œuvre de Francis Carco sera souvent imprégnée par une attirance pour les déshérités et les marginaux de l’existence. Les souvenirs de ses premières années passées à Nouméa, le bagne de cette dernière, auront durablement marqué le poète.
Les chansons écrites par Francis Carco auront été interprétées par Fréhel, Marie Dubas, Suzy Solidor, Jean Sablon, et plus près de nous : par Edith Piaf, Monique Morelli…
Son œuvre foisonnante comprend, outre des recueils de poésies, des romans, des reportages, des livres de souvenirs, une pièce de théâtre, Mon homme, qui lancera la rue de Lappe.
Francis Carco était le cousin de l’historien et haut fonctionnaire, Jérôme Carcopino et le frère de Jean Marèze poète, auteur de chansons, auprès duquel il sera inhumé.
Bibliographie (Œuvres poétiques)
- Instincts, 1911
- La Bohême et mon cœur, 1912
- Chansons aigres-douces, 1913
- Petits airs, 1920
- La rose au balcon, 1936
- Petite suite sentimentale, 1936
- A l’amitié, 1937
- Poésies, recueil de poèmes dans lequel figurent de célèbres poèmes dont A. Eliane, 1939
- Mortefontaine, 1946
- Poèmes en prose, 1948
- La Romance de Paris, 1949
- Images et poèmes, 1944 chez Rombaldi
Internet
A voir
- Exposition Francis Carco au Musée du Montparnasse : du 6 Janvier au 26 février 2012
Contribution de Hélène Millien
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