On marche dans la fêlure intime du monde
Ces soubresauts nés de la douleur primitive
Quelle est la voix qui le dira ? Quel sera
ce corps qui saura mener jusqu'à son terme la
Valse triste ? Une voix s'élève à l'intérieur
De nous-même – voix chère –exprimant ce qui s'
Apparente à l'expression de la plainte première
Je suis cet homme-là qui, tant et tant, crut aux ver-
Tiges et qui, désormais, dans la déchirure du lan –
gage se tient, regard clair, miné toutefois, blessé
Dans la fêlure du monde où les plaies suintent
In La descente de l'Escaut, Tragique, © Poésie/Gallimard 2010 p.139
La voix, qui tente de le dire, est celle d'un poète “inquiet et rebelle, tout de hardiesse et de brûlure”.
Dès 1963, Pierre Morhange signale ce talent, de “jeune cheval de feu”, dans la revue Europe. Les premiers poèmes de Frank Venaille, écrits dans le bled, durant les deux ans de service militaire en Algérie, paraissent dans Papiers d'identités, chez P.J.Oswald en 1966. En 1992, ce sera au tour de Frank Venaille de rendre hommage à l’œuvre de Morhange, dans la collection Poètes d'aujourd'hui, de Seghers.
Des-
cendre
au
plus
profond
du
corps
du
fleuve.
Où
la mer
se
noie !
Plonger !
Plonger !
Puis
retrouver
ce
monde
de si peu
de joie.
Ibid p.145
Se souvenant d'un séjour, enfant, en Belgique, Frank Venaille décide d'entreprendre, seul, une descente à pied des rives de l'Escaut, jusqu'à la mer, comme l'aurait fait jadis, un pèlerin en Terre Sainte, voyage expiatoire et salvateur, d'où naîtra un superbe et long poème, rédigé sous des formes très diverses.
Mais je vous écrirai encore : j'ai tant de choses à vous dire ! J'aime ces petits magasins qui regardent le fleuve. Il s'y vend de la dentelle, des abat-jour, d'anciennes cartes postales humides d'avoir trop approché les âmes des enfants morts enfermées dans des coffrets d'argent. Désormais – mais vous le savez – ce n'est plus ma langue. J'éructe des mots étranges venus de loin, de là-haut et qui, lentement, de village en village, sont venus à ma rencontre. Ma bouche est pleine de sable. Et ma langue est salée. Topografische kaart van België.(...) Pardonnez- le moi : je ne crains plus la mort. La formule vaut ce qu'elle vaut, mais quel bel exercice mental de – sans cesse – comparer la réalité de ce relevé à celle du fleuve ! Il naît de tout cela un modeste bonheur dont j'ai presque honte de souligner l'impact. Somptueux tout cela ! Somptueux comme ces tapis que l'on déroule pour recevoir idiots et saints.
In La descente de l'Escaut © Poésie-Gallimard 2010, p.93 (extraits)
À l'occasion de ce voyage, « voici l'enfant surgi du long couloir » d'une enfance tristement étriquée et catholique, voici « l'homme meurtri » que charrie le fleuve parmi « tous les navires recouverts d'un crêpe noir qui descendent désormais vers la mer. »
On dirait qu'une ampoule immense et blanche
au ciel
lentement
se
balance.
Ô! Toutes ces îles vides qui dérivent.
Ô ! Ces bras du fleuve transformés en étangs
et notre solitude visible sur la carte.
Comment ne pas avoir peur ?
Ibid p.117
J'avais la totalité du visage de l'estuaire dans ma main
J'avais l'ensemble de sa pensée sous les doigts J'avais
Ô j'avais son étrange beauté Je la possédais
m'imprégnant de ses traits afin que –une fois disparus
– je puisse encore et encore me souvenir d'eux
Ibid (extrait) p.125
Hurler Hurlant face à la mer
au grand dessous des glaciers bleus
S'en allant à grands pas vers la falaise
pour s'y laisser glisser – pour s'y jeter d'effroi
Hurlant – muet – la bouche à vif Et
à l'instant même de la chute
Ah ! sentir les ailes de l'oiseau
Ah ! entendre son chant ami
Hurler Hurlant face à la mer
Se taire contre le petit corps chaud
Puis y poser ses lèvres folles !
Ibid p.148
La grande variété des formes poétiques et des mises en page, l'originalité du rythme et des césures, rompent certains mots et leur donnent double sonorité et double sens.
« Comme si la partition typographique se transformait immédiatement en musique. (…) Venaille orchestre des variations de formes sur un large empan prosodique qui va de la prose et du vers étendu en longues laisses au vers morcelé, filiforme, plus bref qu'une épitaphe, aussi mince qu'un trait de fusain cerné de blancheur et griffant à jamais l'imminence de son propre silence. » écrit Jean-Batiste Para, dans sa préface à La Descente de l'Escaut.
Frank Venaille naît à Paris 11ème, le 26 novembre 1936, et passe ses vingt premières années dans ce quartier populaire, puis, après une rupture radicale avec son milieu, s'engage au parti communiste, fait son service en Algérie, collabore à la revue Action Poétique, en 1960 et anime, sur France-Culture, Les Nuits magnétiques.
Après sa descente de l'Escaut et surtout, depuis 1995, il voue tout son temps à l'écriture poétique.
Il est également l'auteur d'un livret d'opéra pour solistes, chœurs et orchestre, Verlaine Paul, écrit sur une musique de Georges Bœuf, opéra qui fut joué en octobre 2006, à Nancy.
Il a reçu plusieurs prix honorifiques, le Prix Mallarmé en 1996, pour La Descente de l'Escaut, le Prix Roger Kowalski, pour Tragique, en 2001, les Prix Robert Ganzo et Alain Bosquet en 2009, pour Ça, paru au Mercure de France, et le Prix de Poésie de l'Académie Française pour l'ensemble de son œuvre, en 2011.
En 2006, il publie Chaos, en 2009 Ça, en 2012 paraît C'est à dire, trois livres chez le même éditeur, le Mercure de France, pour tenter d'expliquer et de s'expliquer à lui-même pourquoi il écrit, et nommer finalement ce qu'il convient, absolument, de dire.
Eaux vives qui m'avez guidé de votre seule présence
lorsque
tel le colporteur d'autrefois, près de vous, sur la berge j'allais.
Faites revenir jusqu'à moi la mélodie du lied disant ces mots d'amour
qui désormais
me font mal.
In Chaos De feu de sang d'humeur chagrinée © Mercure de France 2006 p.107
Tous ces mots
d'encre noire
arrachés au plaisir,
consignés sagement à la plume
pour mémoire.
Ibid p.108
Ce qui demeure.
Des sentiments jetés là, dans le bas de l'armoire.
Dans l'odeur tenace du passé.
Après tous ces jours & autant de nuits à veiller.
M'interrogeant sur cette forme de souffrance rarement mesurable.
Mais qui crie, là, en mineur, dans le bas de l'armoire mineure.
Et qui, c'est certain, a mal.
Que dire à ce qui geint au fond de ce meuble ?
C'est gai dehors, mais tristement l'intérieur.
Que dire à l'autre moi-même ?
Et que veut-il entendre, sentir, comprendre ?
La meute dans laquelle, à deux, on se choisit un lit pour deux.
Les passions contrariées.
Ibid Son corps souffrant p.112
JE SUIS CELUI-CI, mal à l'aise de vie, je suis d'ici, du lieu où je dors
D'où j'accepte mes faiblesses d'homme mes à-peu-près d'âme aussi
Voilà ce qui me motive, me donne la force d'aller plus loin, là-bas, où ?
Je ne le sais mais où il y aura des femmes des hommes de mon bord.
In Ça © Mercure de France 2009, p.60
XXXIV
C'est-à-dire
qu'il suffisait de voir la mer se lever
dans des sortes de morsu-
Res de vagues
avec l'écume (de quelle couleur déjà,)
et :
1
2
3
naissait
en nous cette envie
d'
d'avancer
au devant de cette eau qui cautérise nos blessures
Pourquoi ne pas dire que la mer
rassemble ses vagues
comme le journalier ses stères
de branches d'arbres
abattus la veille !
Toutes les marées hautes se ressemblent
Toutes vies se valent & valsent ensemble
Chaque barbare cherche à étreindre
sa part intime de sable et de vent
C'est cela qui est à dire.
In C'est à dire, D'autres Cantos flamands, © Mercure de France 2012, p.94
si
vaste
était le mystère
de la vie
si
profonde
l'anxiété
qu'elle
véhiculait
que
presque sans raison
nous demeurions émotifs
sans raison ai-je dit
simplement
comme des âmes singulières
doutant de tout
surtout d'elles-mêmes
ainsi se faufilaient les ans
si profond étant notre étrange désir de vivre
Ibid, L'enfance en deuil, p.37
Tout au long de ses livres Frank Venaille s'interroge : « que me reste-t-il de temps pour agir sur ma vie ? » « J'étais un homme aimant et fragile, j'étais celui-là fuyant l'ancien enfant demeuré en lui » et voici que je cherche et trouve « des mots nouveaux pour le dire », ce désir de vivre, et « rejetant la tristesse avec violence avec violence violente», je ne cesse d'avancer.
Ce faisant, il nous entraîne avec lui, « dans le sillage des mots. »
égaré dans la nuit
dans ce qui est
l'obscur complet
j'avance lentement
me tenant par la main
Ibid Rejetant la tristesse, p.17
la joie
c'était bien au-dessus de mes forces Je
m'étais habitué à
cette ceinture de crin
qui emprisonnait mon corps
qui le serrait Le
serrait
sans autre but que d'empêcher
la joie elle-même de s'exprimer.
Ibid Rejetant la tristesse p.29
ce
que je suis ?
Le héros de ma propre vie
ainsi
bien au-dessus de mes rêves
une femme dort dans la maison certaine
sa respiration évoquant des froissements d'ailes
cela crée la vision pudique d'un corps blond re-
Couvert de plumes
le nu est dessous
il faut aller loin, le chercher loin, ce plaisir qui est le frère puîné de la joie
le chercher en-dessous
dans l'espace sonore
de la volupté
en ce lieu sombre & austère
placé
sous la surveillance murale
du
crucifié splendide
Ibid Rejetant la tristesse, p.30
J'ai mes souvenirs, ricanants, déposés quelque part dans une consigne délabrée.
Je veille ainsi sur mon passé sinistré.
Ibid La guerre au plus près (extrait) p.136
Paradant sur le comptoir
les mots, eux, m'écrivent
c'est chic toutes ces cou-
leurs vives ces morceaux
de texte qu'il faut lire
avec soin, selon leur sens
Je leur parle comme à des
oiseaux de grands oiseaux
venus du plus chaud pour
me rejoindre au plus froid
dans ces lieux qu'habite
à jamais la mer de notre Nord
Ibid p.124
DANS LE SILLAGE DES MOTS
Ainsi suis-je celui qui écrit mais également cet autre qui
prend sur lui de lire des manuels militaires à l'usage du bataillon de
mouettes de l'infanterie de marine.
Kra–kris–kro–kas–kis–kris–krea–kra–ker–kar–kru–kas
Ibid (extrait) p.115
Bibliographie consultée
- La descente de l'Escaut suivi de Tragique © Poésie/Gallimard 2010
- Chaos © Mercure de France 2006
- Ça © Mercure de France 2009
- C'est à dire © Mercure de France 2012
Internet
- Frank Venaille dans Poezibao
- Article Wikipedia
- Sur remue-net
- Sur Poésie maintenant de Pierre Maubé
- Voir et entendre Franck Venaille
Contribution de Roselyne Fritel
Une certaine vision objective de l'intime
L'inapaisement de son ciel - du rouge au blanc -,
ses manèges - ses marches enfantines pour trouver les mots justes,
son envie du Christ sans passer par la foi du charbonnier
mais les yeux dans les yeux avec les vrais questionnements de la foi,
les soucis des élus christiques eux-mêmes,
un certain désir de mimétisme avec l'animal pour sonder la nuit des temps,
en pleine chasse de lucidité,
cette façon de se mettre en retrait du tableau,
de ses tables poétiques,
comme s'il parlait toujours d'un autre, avec cette distance lointaine et chic,
comme si la poésie était une quête éternelle de soi-même,
une force bien sûr mais aussi une invisibilité,
un rêve éveillé.
S'il criait, s'il écrivait pour se réveiller enfin de cette nuit vivante,
ne cherchait-il pas à se réveiller avant tout, sans cri, apaisé enfin ?
Rédigé par : Sarah G. | 20 février 2023 à 23:41