Je suis né sous les signes jumeaux du voyage et de la mort, tels sont les mots qu’emploie Supervielle pour décrire son trajet de vie.
Né en 1884 à Montevideo en Uruguay dans une famille basque d‘horlogers le poète , en effet, ne cessera toute sa vie d’alterner les séjours entre la France et son pays d’origine.
Peu après sa naissance, ses parents lui font faire une première traversée de l’océan pour le présenter à sa famille restée au pays. Et son destin va basculer dans la tragédie, ses parents mourant accidentellement à Oloron-Sainte-Marie, dans des circonstances imprécises.(Absorption d’eau vert-de-grisée, choléra ? ). Il est recueilli pendant quelques années par sa grand-mère maternelle, puis par son oncle Bernard qui l’emmène à Montevideo et le considérera comme son propre fils.
À l’âge de neuf ans, il apprend par hasard qu’il n’est que le fils adoptif de ses oncle et tante. Cette révélation aura sur son psychisme de profondes répercussions analogues à celles que connut Jean Tardieu dans son adolescence. À partir de quinze ans environ, dira-t-il l’insolite commença à m’effrayer. Vers seize ans, j’avais peur de me regarder dans la glace. C’était l’autre, peut-être l’image de mon double que je voyais. Cette étrangeté, tapie au meilleur de moi-même me faisait peur. « L’insolite et le solite », reproduit dans Etiemble p. 238.
Bernard Supervielle fonde en 1880 à Montevideo la banque Supervielle, puis en 1894, sa famille s’installe à Paris, où Jules commence ses étude secondaires au lycée Jeanson-de-Sailly, qu’il complétera par la suite par une licence de lettres.
La mort de ses parents aura une répercussion dans ses premiers vers d’adolescent publiés à compte d’auteur, en 1901, dans son recueil Brumes du passé.
Ces poèmes de jeunesse portent, comme souvent, la marque des grands aînés romantiques Hugo, Lamartine, Coppée, et sont donc d’une facture très académique, vers réguliers et alexandrins pour la plupart. Ses sources d’inspiration sont également convenues : l’amour, la mort, la fuite du temps, la solitude, et il faudra attendre que l’adolescent mûrisse pour que soient abordés des thèmes plus personnels, sociaux, politiques, ou liés à son pays d’origine.
À la mémoire de mes parents
Il est deux êtres chers, deux êtres que j’adore,
Mais je ne les ai jamais vus,
Je les cherchais longtemps et je les cherche encore,
Ils ne sont plus, ils ne sont plus…
Un jour j’allais tout seul dans un vieux cimetière
Pensant à ceux que j’adorais,
Et je vis une tombe, et, gravée sur la pierre,
Les noms de ceux que je cherchais…
In Brumes du passé, © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.3
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Hymne du jeune orphelin
Ah ! qu’il doit être doux d’embrasser une mère !
De sourire avec elle et caresser sa main,
Et de chanter ensemble une même prière,
De pleurer sur son sein !
Ah ! qu’il me serait doux quand la brise me glace
De me sentir serré bien fort contre son cœur
Et de fuir la tristesse en cherchant dans sa face
Les rayons du bonheur !
Ah ! que j’aurais voulu pouvoir chérir ma mère,
Recevoir longuement ses baisers les plus doux,
Et mourir d’une mort qui doit être bien chère,
Mourir sur ses genoux !
In Brumes du passé, © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.13
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le portrait
Elle passa comme un parfum de fleur d’automne.
J’espérais la revoir et ne la voyais plus,
Mon cœur était lassé de ne trouver personne,
Mes yeux étaient lassés d’avoir été déçus.
Je me souvins un jour que de notre amour brève,
Il me restait un vieux portrait que je baisais.
Sous les baisers brûlants de larmes arrosés,
L’image s’effaça et s’enfuit comme un rêve.
Et je désespérais quand je vis apparaître
Sur l’image effacée l’azur pur de ses yeux,
Quand je vis la pâleur de ses lèvres renaître
Avec un éclat tendrement mystérieux.
Le souvenir avait refait l’image pure.
Sur le papier vieilli je remis un baiser ;
Ses lèvres vinrent sur les miennes se poser
Et je sentis au cœur une vague brûlure.
En 1907, il épouse Pilar Saavedra, fille d’un sénateur et banquier, qui lui donnera six enfants.
En 1910, il publie aux éditions La Poétique un second recueil à compte d’auteur, intitulé Comme des Voiliers, dédié en partie à son épouse, avec par ailleurs, des textes liés à son enfance et à sa famille, ainsi que des souvenirs de son voyage de noces en Amérique. Son style est, là encore, marqué par l’influence des parnassiens.
Le clair sourire
(…)
Derrière un éventail de fraîche mousseline,
Ton rire ruisselait en source près de moi ;
Je vois encore mes fleurs s’ouvrir sur ta poitrine ;
J’entends le rythme clair et le chant de ta voix !
Hélas ! tu es plus loin de moi que l’astre frêle,
Enveloppé de soir et fleuri de rayons,
Et dans mon souvenir tes sombres cheveux vont
Comme des rêves las, meurtris, blessés à l’aile.
Cherchant au loin ta forme exquise et mon bonheur,
Sur une barque blanche a fui mon rêve aride,
Et je vois revenir là-bas ma barque vide,
Et ton noir éventail se ferme sur mon cœur…
(…)
In Comme des voiliers © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.24
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Adieu à l’estancia
(…)
Adieu, chardons fleuris, azur frais des pampas,
Bois lointains que l’aurore inondait d’espérance,
Et familier jardin où tout sera silence,
Jardin des souvenirs et des blonds mimosas !
Adieu, ma meule d’or comme une grappe mûre
Que le bœuf sous le joug, regarde tout rêveur,
Chaumine qui t’ouvrais, l’été, fraîche et obscure,
Et qui pendant l’hiver es chaude comme un cœur !
Mes chers eucalyptus, il est tard, je vous quitte,
Adieu, mes vieux amis au feuillage profond,
Vous, le parfum léger et l’âme de ce site,
Je vous laisse mon Rêve épars sur votre front…
In Comme de voiliers © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.36
En 1914, il est mobilisé et affecté au service auxiliaire de l’Intendance.
En 1919, paraît, cette fois à compte d’éditeur, un recueil intitulé Poèmes qui marque l’entrée officielle de Supervielle dans le Landernau poétique grâce à une préface marquante et remarquée de Paul Fort qui débute ainsi : « Les bonnes lettres françaises viennent de recevoir du ciel un don précieux et rare : en ce printemps de l’année 1919 elles ont vu leur naître, tout chantant vers elles, un nouveau Poète. À la vérité, Jules Supervielle avait déjà publié des vers remarquables où éclataient de belles et vertes promesses, bourgeons contenant une floraison guettée de notre espoir : le présent volume la montre en plein épanouissement. » (…), et dont la fin est la suivante : « Ainsi, je serai heureux du plaisir que vous allez puiser dans la lecture de ces Poèmes. Ils sont du plus sensible poète ; or ils sont d’un vrai poète ; donc ils sont d’un grand poète. »
Ce recueil attire également l’attention de la critique, de Valéry et de Gide qui le met en contact avec la NRF.
Avec ce volume, le poète, tout en puisant dans les thèmes classiques, avec des incursions dans la fantaisie, le parodique et le vers libre, commence à se dégager des conventions de son époque, sans doute sous l’influence de poètes tels que Rimbaud, Claudel ou Whitman qui lui ouvrent la voie de la liberté poétique.
Français en exil
Sous l’exsangue naseau d’un veau glabre qu’en vain
Un espiègle persil aux pointes acérées
Raille, près de l’étal où dort le noir boudin,
Pacifique boa des zones tempérées,
Le charcutier Ducasse, une rose à la main,
Le gilet bedonnant, la face mouchetée,
La joue en galantine, et le nez cuit de vin,
Semble assis, à sa porte, une pièce montée.
C’est Dimanche ; il regarde en des flots incessants,
Vaguement, la marée obscure des passants,
Et fume, à petits coupes une pipe de terre.
Sur son énorme tête, il porte l’air gaillard,
Ainsi qu’une omelette une tranche de lard,
Un panama courtaud, mais à la mousquetaire !…
In Poèmes, Le goyavier authentique, © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.107
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Et l’humus harcelé n’enfante que des morts
(…)
Train de blessés, tu roules lentement,
Signalé par l’index de la Croix-Rouge ;
Aux portières, l’on voit des yeux aigus
Et des pommettes harcelées par les batailles
Qui durent cent jours, cent nuits,
Tenaces comme la gangrène sur la plaie ;
(…)
In Poèmes, Paysages, © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.70/71
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Mélancolies manutentionnaire
(…)
J’ai dans mes sabots de la paille,
Avec un bel épi qui dépasse et me raille ;
La porte ne s’ouvre pas,
Le poêle ne fume pas,
Et j’entends qu’on ne vient pas.
Être bien seul avec soi-même,
Ah ! c’est un mets bien délicat !
Des soldats rient ; mais c’est derrière ma fenêtre.
Ils s’éloignent ;.
Tout est derrière ma fenêtre,
La vie, les caporaux, les corvées,
Et la fourragère et son cocher laid.
Je me rends visite à moi-même
Et bien que ce plaisir fût longuement mûri,
Il me trouve tout ahuri !
(…)
In Poèmes, Les poèmes de l’humour triste, © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.87/88
Au cours des années 1920, il continue de se partager entre l’Europe et l’Amérique, et noue des relations avec de nombreux poètes français et américains,
Son recueil intitulé Débarcadères a été édité pour la première fois en 1922, et c’est, à partir de ce volume que le poète, encouragé par l’accueil flatteur réservé à Poèmes, se débarrasse de ses multiples influences de jeunesse et atteint sa maturité poétique.
Comme il l’avoue lui-même : « J’ai été long à venir à la poésie moderne, à être attiré par Rimbaud et Apollinaire. Je ne parvenais à franchir les murs de flamme et de fumée qui séparent ces poètes des classiques, des romantiques. Et s’il m’est permis de faire un aveu, lequel n’est peut-être qu’un souhait, j’ai tenté par la suite d’être un de ceux qui dissipèrent cette fumée en tâchant de ne pas éteindre la flamme, un conciliateur, un réconciliateur des poésies ancienne et moderne » (En songeant à un art poétique, Naissances, © Pléiade/Gallimard p. 560)
Ces textes, écrits en grande partie au cours d’un nouveau voyage en Amérique du Sud en 1919 et 1920 se nourrissent de la pampa, et de l’océan, de leurs espaces immenses, vertigineux , sans limite et de leurs horizons qui ne cessent de se dérober.
Et pour donner à certains d’entre eux toute l’ampleur qui convient, il emprunte à Claudel, ses versets, tout en conservant par ailleurs une grande liberté d’écriture mêlant vers libres et vers réguliers .
La piste
(…)
Nous sommes là tous deux comme devant la mer sous l’avance saline des souvenirs.
De ton chapeau aérien à tes talons presque pointus tu es légère et parcourue
comme si les oiseaux striés par la lumière de ta patrie remontaient le courant de tes rêves.
Tu voudrais jeter des ponts de soleil entre des pays que séparent des océans et des climats,
et qui s’ignorent toujours.
Les soirs de Montevideo ne seront pas couronnées de célestes roses pyrénéennes,
Les monts de Janeiro toujours brûlants et jamais consumés ne pâliront point
sous les doigts délicats de la neige française,
et tu ne pourras entendre, si ce n’est en ton cœur, la marée des avoines argentines
ni former un seul amour avec tous ces amours qui échelonnent ton âme,
et dont les mille fumées ne s’uniront jamais dans la torsade d’une seule fumée.
( …)
In Débarcadères © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.132
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Regrets de France
La lune dans l’étang
Se souvient d’elle-même,
Veut se donner pour thème
A son enchantement,
Mais sa candeur précise
Au frais toucher de l’eau,
De délices se brise,
Et flotte la surprise
Des lunaires morceaux.
In Débarcadères © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.140
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Comme un bœuf bavant au labour
le navire s’enfonce dans l’eau pénible,
la vague palpe durement la proue de fer,
éprouve sa force, s’accroche, puis
déchirée,
s’écarte ;
à l’arrière la blessure blanche et bruissante,
déchiquetée par les hélices,
s’étire multipliée
et se referme au loin dans le désert houleux
où l’horizon allonge
ses fines, fines lèvres de sphinx.
Les deux cheminées veillant dans un bavardage de fumée,
le paquebot depuis dix jours
avance vers un horizon monocorde
qui coïncide sans bavures
avec les horizons précédents
et vibre d’un son identique
au choc de mon regard qui se sépare de moi,
comme un goéland du rivage.
(…)
In Débarcadères, © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.123
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Le gaucho
Les chiens fauves du soleil couchant harcelaient les vaches
Innombrables dans la plaine creusée d’âpres mouvements,
Mais tous les poils se brouillèrent sous le hâtif crépuscule.
Un cavalier occupait la pampa dans son milieu
Comme un morceau d’avenir assiégé de toutes parts.
Ses regards au loin roulaient sur cette plaine de chair
Raboteuse comme après quelque tremblement de terre.
Et les vaches ourdissaient un silence violent,
Tapis noir en équilibre sur la pointe de leurs cornes,
Mais tout d’un coup fustigées par une averse d’étoiles
Elles bondissaient fuyant dans un galop de travers,
Leurs cruels yeux de fer rouge incendiant l’herbe sèche,
Et leurs queues les poursuivant, les mordant comme des diables,
Puis s’arrêtaient et tournaient toutes leurs têtes horribles
Vers l’homme immobile et droit sur son cheval bien forgé.
(…)
In Débarcadères, © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.129/130
Avec le recueil Gravitations publié pour la première fois en 1925, Supervielle change de registre et se propose, après avoir arpenté les grands espaces terriens, d’ausculter le cosmos, celui de l’univers et aussi son espace intérieur, qui, dans son esprit, se rejoignent et lui permet de dialoguer avec ses morts.
Dans le texte intitulé En songeant à un art poétique p. 563, il le précise ainsi: « Mon inspiration se manifeste en général chez moi par le sentiment que je suis partout à la fois, aussi bien dans l’espace que dans les diverses régions du cœur et de la pensée. L’état de poésie me vient alors d’une sorte de confusion magique où les idées et les images se mettent à vivre, abandonnent leurs arêtes, soit pour faire des avances à d’autres images, (…) soit pour subir de profondes métamorphoses qui les rendent méconnaissables »
Les germes
Ô nuit frappée de cécité,
Ô toi qui vas cherchant, même à travers le jour,
Les hommes de tes vieilles mains trouées de miracles,
Voici les germes espacés, le pollen vaporeux des mondes,
Voici des germes au long cours qui ont mesuré tout le ciel
Et se posent sur l’herbe
Sans plus de bruit
Que le caprice d’une ombre qui lui traverse l’esprit.
Ils échappèrent fluides au murmure enlisé des mondes
Jusqu’où s’élève la rumeur de nos plus lointaines pensées
Celles d’un homme songeant sous les étoiles écouteuses
Et suscitant en plein ciel une ronce violente
Un chevreau tournant sur soi jusqu’à devenir une étoile.
(…)
In Gravitations, © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.184
Avec Le forçat innocent publié en 1930 Supervielle change complètement de registre, passant du cosmos au champ clos de l’espace intérieur, avec ses murs de vie de mort et d’amour entre lesquels le poète se débat.
Saisir
Saisir, saisir le soir la pomme et la statue,
Saisir l’ombre et le mur et le bout de la rue.
Saisir le pied, le cou de la femme couchée
Et puis ouvrir les mains. Combien d’oiseaux lâchés
Combien d’oiseaux perdus qui deviennent la rue,
L’ombre, le mur, le soir, la pomme et la statue.
Mains, vous vous userez
A ce grave jeu-là.
Il faudra vous couper
Un jour, vous couper ras.
In Le forçat innocent, © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.244
Dans le recueil intitulé Les amis inconnus, publié en 1934 chez Gallimard., Supervielle quitte les murailles de son enfermement intérieur abordé dans son précèdent recueil pour reprendre contact avec le monde extérieur. Mais aussi, reviennent toujours chez lui comme un leitmotiv, les mystère parfois étranges, et les monstres redoutables qui hantent de l’intérieur les vies humaines. La N.R.F. dans son bandeau publicitaire accompagnant ce recueil en parlait ainsi :
« Est-il rien qui ne soit susceptible à la longue de devenir amical ? Et quand tout tremble, la poésie n’est-elle pas chargée de représenter ce peu de terre ferme dont nous ne saurions nous passer ou , du moins de donner au monde extérieur le temps de recouvrer le calme ? Quoi qu’il en soit, voici quelques itinéraires entre le dehors et le poète ou , si vous préférez, de secrets couloirs qui vont de l’indifférence extérieure à l’amitié, à l’amour. »
Ces textes, formellement de nouveau écrits en vers réguliers et parfois rimés, sont plutôt bien accueillis par la critique. Jean Cassou, ainsi que la plupart de ses confrères, notera que cette poésie « simple, directe, nue, confidente » qui ne rompt en aucune façon les lois du langage, est aux antipodes de la poésie surréaliste.
Les chevaux du temps
Quand les chevaux du temps s’arrêtent à ma porte
J’hésite un peu toujours à les regarder boire
Puisque c’est de mon sang qu’ils étanchent leurs soif.
Ils tournent vers ma face un œil reconnaissant
Pendant que leurs longs traits m’emplissent de faiblesse
Et me laissent si las, si seul et décevant
Qu’une nuit passagère envahit mes paupières
Et qu’il me faut soudain refaire en moi des forces
Pour qu’un jour où viendrait l’attelage assoiffé
Je puisse encore vivre et les désaltérer
In Les amis inconnus © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.300
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L’allée
--- Ne touchez pas l’épaule
Du cavalier qui passe,
Il se retournerait
Et ce serait la nuit,
Une nuit sans étoiles,
Sans courbe ni nuages.
--- Alors que deviendrait
Tout ce qui fait le ciel
La lune et son passage,
Et le bruit du soleil ?
--- Il vous faudrait attendre
Qu’un second cavalier
Aussi puissant que l’autre
Consentît à passer.
In Les amis inconnus, © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.301
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Un poète
Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même
Et j’entraîne avec moi plus d’un être vivant.
Ceux qui seront entrés dans mes froides cavernes
Sont-ils sûrs d’en sortir même pour un moment ?
J’entasse dans ma nuit, comme un vaisseau qui sombre,
Pêle-mêle, les passagers et les marins,
Et j’éteins la lumière aux yeux, dans les cabines,
Je me fais des amis des grandes profondeurs.
In Les amis inconnus, © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.326
En 1939, il part à Montevideo pour assister au mariage de son fils Henry. Il y restera plusieurs années, avec des problèmes de santé, pulmonaires et cardiaques, aggravés par des soucis provoqués par la faillite en 1940 de la banque familiale dont il était un des actionnaires.
De retour en France en 1946, il a passé la soixantaine et se sent peu à peu grignoté par le temps qui tend insidieusement à gommer la mémoire et le souvenir des êtres chers.
Son recueil publié en 1948, intitulé Oublieuse mémoire rend compte de cet oxymore qu’est le mélange fuyant de réalité et de reconstitution des faits qui forment le socle de nos souvenirs et aussi celui de l’inspiration poétique.
(…)
L’oubli me pousse et me contourne
Avec ses pattes de velours,
Il est poussé par le silence
Et l’un de l’autre ils font le tour,
Doucereux étouffeurs d’amour.
On sait toujours à quoi ils pensent
Et c’est aux dépens de nos jours,
Eux qui confondent leurs contours
Et l’un l’autre se recommencent
Pour mieux effilocher nos jours
Jusqu’à l’ultime transparence,
Tout en faisant le cœur plus lourd
Pour presque empêcher son avance.
Voilà, voilà qu’ils l’ont glacé !
C’est leur façon de terrasser.
Oh ! que je tâte cette pierre
Qu’éclaire l’étoile polaire !
(…)
In Oublieuse mémoire © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.489
****
(…)
J’aurai rêvé ma vie à l’instar des rivières
Vivant en même temps la source et l’océan
Sans pouvoir me fixer même un mince moment
Entre le monde la plaine et les plages dernières.
Suis-je ici, suis-je là ? Mes rives coutumières
Changent de part et d’autres et me laissent errant.
Suis-je l’eau qui s’en va, le nageur descendant
Plein de trouble pour tout ce qu’il laisse derrière ?
Ou serais-je plutôt sans même le savoir
Celui qui dans la nuit n’a plus que la ressource
De chercher l’océan du côté de la source
Puisqu’est derrière lui le meilleur de l’espoir ?
(…)
In Oublieuse mémoire © Œuvres poétiques complètes, Gallimard 1996, p.486/487
Il meurt en mai 1960 dans son appartement parisien, et il est inhumé dans le cimetière d’Oloron-Sainte-Marie.
Il n’a jamais voulu se laisser embrigader dans le surréalisme ou une quelconque chapelle poétique et il a forgé en solitaire, au fil du temps, et avec une entière liberté de choix dans la forme, une poésie de plus en plus limpide, aux subtiles accents mélodiques, tout en conservant et en essayant d’harmoniser ses contradictions internes, source d’ambiguïté et donc de pure poésie.
Et si on doutait qu’il soit un des grands sur la scène poétique, il suffirait de se souvenir que nombre de grands poètes, tels que Guillevic Alain Bosquet, Lionel Ray. Jean Michel Maulpoix, Jean Grosjean, Henri Michaux lui ont, chacun à leur manière, rendu hommage.
Il a obtenu le Prix des Critiques en 1949, reçu le Grand Prix de littérature de l’Académie française en 1955, et a été élu « Prince des Poètes » en 1960, un mois avant sa mort.
Bibliographie poétique partielle
- 1901 Brumes du passé
- 1910 Comme des voiliers
- 1919. Les poèmes de l'humour triste
- 1922. Débarcadères
- 1925. Gravitations
- 1930. Le Forçat innocent
- 1934. Les Amis inconnus
- 1938. La Fable du monde
- 1948 Oublieuse mémoire
- 1956 L’escalier
- 1959 Le corps tragique
- 1996 Œuvres poétiques complètes, Pléiade, Gallimard
Les titres suivants : La fable du monde – Oublieuse mémoire - Le forçat innocent suivi de Les amis inconnus
Gravitations, précédé de Débarcadères, sont disponibles en Poche chez Gallimard.
Internet
- Un article de J.M. Maulpoix intitulé Jules Supervielle, le réconciliateur,
- Sur Poezibao, un grand article et de nombreux liens.
Contribution de Jean Gédéon
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