qui se relève cependant et vaque avec ferveur au plus pressé, écrire.
Le cycle du chagrin prend fin sous la semelle de l'archange
qui a perdu une aile
et qui regarde ses mains avec désolation
les morts avec leur linge léger se terrent sous les stèles
depuis que les inscriptions ferventes ont tourné au gel
In Anthologie personnelle, Basse Enfance, (Poèmes inédits) -1956-1996- © Actes Sud 1997, (extrait )p.56
Donne-moi une étoile pour allumer ma lampe
du sel pour conserver les larmes des volets
de l'huile pour adoucir les plaies des portes
deux bras pour enterrer le pain transi
(extrait de Basse enfance) Ibid p.21
À lire les poèmes ou les romans de Vénus Khouri-Gatha on a la gorge serrée tant la douleur affleure sous les mots, douleur d'enfance, douleur d'adulte, qui jamais ne s'éteint malgré la magistrale beauté des images et la force du verbe. Chacun des membres de sa famille y tient une place prégnante. Écrire, pour elle, c'est survivre.
Il faut soulever l'aube pour voir le poète assis sur le paysage
il n'est ni médisant ni louangeur
mais pâle parce que conçu par temps de grande neige
avec un visage circulaire
sa mère s'était assise sur la lune pour ôter un caillou de son soulier
Ibid p.57
Poète
Tu auras pour cité les lisières du silence
pour automne les mots qui jaunissent dans ta bouche
pour épouse la soif qui sort de son linge délirante et nue.
Tu nourriras d'oiseaux l'asphalte des villes
d'argile ton plus vieux visage
et pour mourir
tu t'allongeras jusqu'aux plus lointaines limites de ta peau*.
Ibid Qui parle au nom du jasmin, p.169.
*Extrait du recueil Terres stagnantes © Seghers 1969
Demain l'hiver disait ma mère
ses mains happaient les enfants et les feuilles mortes posés sur le seuil
pour les abriter entre les fruits et la lampe
Le temps s'était renversé comme un sablier
nous connaissions le poids exact des nuages sur nos paupières
la teneur de l'air en cris et en larmes
les minutes d'affolement de la lumière
Personne n'était dupe des manœuvres de la saison
nous guettions les migrateurs
les incitions à piétiner le ciel qui n'avait pas tenu ses promesses
à signer leurs méfaits d'une aile rageuse en bas de l'horizon.
In Anthologie personnelle, Basse enfance © Actes Sud 1997, p.33
Elle naît au Liban, en 1937, à Baabbda, près de Beyrouth, dans une famille modeste et catholique, d'une mère d'origine paysanne et presque analphabète née dans une région où l'on parle encore l'araméen et d'un père, ancien moine défroqué devenu militaire et parlant le français, langue qu'il transmettra à ses enfants ; c'est hélas, un homme austère et violent qui terrorise les siens.
Les enfants vivent, pendant les trois mois d'été, au village natal de leur mère, Bcharré, situé dans une région montagneuse du nord du Liban, le reste de l'année, ils habitent les environs de Beyrouth.
Le poète Kalil Gilbran (1883-1931) est natif de Bcharré, sa tombe, monumentale, construite sur un rocher surplombe le village.
« Á la maison,– dit Vénus, dans l'entretien accordé à la bibliothèque francophone multimédia de Limoges, accessible par internet – il n'y avait pas de livres d'enfants, je lisais Kalil Gibran . C'est d'un lyrisme d'un autre âge, il m'a fallu du temps pour m'en libérer et devenir plus austère. »
Son frère, Victor, de trois ans son aîné, écrit dès l'âge de 12 ans, et lui fait lire, en cachette, ses poèmes. Elle prendra le relais, à 17 ans, quand lui cessera d'écrire.
En effet, si la poésie tient une place importance, sur le plan culturel, dans le Moyen-Orient et au Liban en particulier, il n'était pas question d'être différent et poète de surcroît, dans une famille placée sous la férule, d'un père aigri. Le fils en payera le prix fort et, « devenu un légume », finira en 2000 dans l'asile de fous, où l'enferma son père.
Nul doute que ce drame vécu par son frère l'ait marquée à vie, elle le raconte de façon poignante dans son roman, Une maison au bord des larmes, paru en 1998, aux éditions Babel.
Parfois, la poésie sauve, et devient libération, ce fut son cas, elle se fit d'abord un devoir d'écrire à la place de son frère, mais ne pardonna jamais à son père.
« Le rire, la musique, la poésie, la chanson, les romans étaient bannis de “la maison aux orties” où nous vivions, près de Beyrouth » dit-elle, maison, qui lui vaudra d'écrire encore tout récemment les textes magnifiques, de ses deux derniers recueils : Où vont les arbres, paru au Mercure de France et Orties, très joliment illustré par Diane de Bouzardel et paru chez Al Manar, à la fin de l'année 2011.
Vénus Khoury-Ghata a reçu à cette occasion le Goncourt de la poésie 2011, qui fait suite au Grand Prix de l'Académie française qui lui fut attribué en 2009.
Le jeudi 24 février dernier, elle était conviée à lire des passages de ces deux derniers livres et de son roman à paraître, à la FNAC du Châtelet. Quel que soit le ton dramatique de cette poésie, elle nous parvint, transfigurée par la voix du poète, comme un aveu de sa vulnérabilité et un appel à plus de chaleur et d'humanité.
Une vieille femme pliée jusqu'au sol arrache à mains nues
l'ortie qui a poussé sur la page puis la lance dans la marge
elle s'arrête pour me crier qu'elle était ma mère
je suis forcée de la croire à cause de l'ortie
C'était hier
il y a plus d'un demi-siècle
In Où vont les arbres ?,Orties © Mercure de France 2011, (extrait), p.100
C'était hier
il y a très longtemps
la colère du père renversait la maison
nous nous cachions derrière les dunes pour émietter ses cris
la Méditerranée tournait autour de nous comme chien autour d'un mendiant
la mère nous appelait jusqu'au couchant
ça devait être beau et ce n'était que triste
les jardins trépassaient plus lentement que les hommes
nous mangions notre chagrin jusqu'à la dernière miette
puis le rotions échardes à la face du soleil
Ibid (extrait) p.108/109
Nous étions sept par temps de véhémence et de promiscuité
Cinq enfants et deux platanes aux bras raccourcis
La première neige tombait du front de ma mère
mouillait son corsage rempli de noix creuses et de cris
La mère portait son chagrin sur sa paume et soufflait dessus
Elle profitait de notre sommeil pour déplacer la montagne face à la fenêtre
Nous offrait un peu de planète et de dépaysement
Déplaçait la montagne mais pas le vent
La mère ne connaissait pas le nom du vent ni sa consistance
Ses mains vouées à la fourche à la pelle creusant sans cesse
le même sillon
de sa gorge à la clôture du champ
traînant le fleuve par le licou pour l'atteler au cheval debout sur son hennissement
Ibid p.61
Les enfants nés à la lisière des saisons
ont les épaules étroites du ruisseau
les cils emmêlés du houx opiniâtre
Les mères les lavent dans des bassines au long cours
les frictionnent au benjoin malgré la pénurie des sentiments
L'herbe qui pousse sur leurs paumes jaunit quand les petits doigts atteignent le rebord des livres
Ils se croient érudits alors qu'ils sont de passage dans les pages
Ibid p.67
De cette jeunesse austère Vénus dit : « J'étais belle et d'un narcissisme incroyable. En classe je trouvais le moyen de m'asseoir près d'une fenêtre et d'orienter la vitre de façon à pouvoir me regarder, on ne me regardait pas à la maison, je me regardais pour m'aimer un peu. »
Elle épouse à 20 ans, en 1957, un homme important et riche dont elle aura trois enfants, en 1959 elle est élue Miss Beyrouth, ce dont son père est très fier.
Après des études à l'École Supérieure de Lettres de Beyrouth, elle exerce le métier de journaliste.
Son premier recueil Les visages inachevés paraît en 1966 à Beyrouth, le second, Terres stagnantes, l'année suivante à Paris, chez Seghers.
En 1970, sa rencontre avec Jean Ghata, médecin et chercheur français, venu donner une conférence à l'université américaine de Beyrouth bouleverse sa vie. Elle divorce, quitte ses enfants, l'épouse et s'installe à Paris, en 1972. De cette union nait en 1975, sa fille Yasmine, tandis qu'éclate au Liban une guerre civile ,qui va durer 15 ans, et fera plus de 100.000 victimes.
Parce que leurs noms étaient trop larges pour leur corps d'étrangers
ils se taillèrent des noms de voyage dans le tissu rêche des chemins
Des noms pliables sous la peau
pour les villes qui fument leurs hauts fourneaux pour oublier les prairies asphaltées.
Sur les cils de la lune il y a de la poussière disent-ils
et ils frappent aux portes des femmes pour retrouver une patrie*.
In Anthologie personnelle © Actes Sud 1997, p, 166
*Extrait du recueil Au sud du silence, publié aux éditions Saint-Germain-des-Prés en 1975
Vénus dit dans la préface à son Anthologie personnelle, livre qui lui valut le Prix Jules Supervielle, en 1977: « Pourquoi ce besoin incessant de parler de la mort, le mot “mort” constitue la pierre d'angle des titres de mes livres ? (…) Il faut remonter à l'année 1975, quand me parvenaient les images insoutenables d'un Liban noyé dans son sang . (...)Je me culpabilisais de transformer les morts en matière écrite, de les aligner tels des soldats de plomb sur mes pages, mais j'étais incapable de toucher à d'autres sujets. Cinq ans après, la mort collective céda la place à la mort individuelle, celle de l'époux, le père de ma fille. La mort manipulée avec des mains nues m'explosait à la figure. (..)Dans ma tête embrouillée, le poème devint un espace porteur de malédiction ; Je me tournai vers la prose. (…) Le poème revint avec l'apaisement. (…) Monologue du mort fut écrit comme on creuse une fosse, à grandes pelletées de phrases qui retombaient dans un bruit de terre, je forais une tombe écrite. »
Le recueil est publié par Belfond en 1986, il a reçu le Prix Mallarmé en 1987.
Vénus Khoury-Ghata a publié plus de 20 recueils et autant de romans, elle est traduite en plusieurs langues, a collaboré à la revue Europe, elle est membre de plusieurs Sociétés des Gens de Lettres.
Quand on l'interroge sur sa façon d'écrire, elle dit du poème qu'il vient comme un serpentin qui se déroule, et s'écrit d'un jet, sans nulle réflexion, il suscite en elle une houle de sentiments qui l'emporte, le travail vient ensuite. L'écriture romanesque par contre, est plus lente et plus construite.
ILS
Ils flottent à la surface de la mémoire
s'infiltrent dans les murs avec les lunaisons
égorgent l'eau
démantèlent les pendules
Ils escaladent les racines
dévalent la pente des pluies
aspirent les vapeurs des puits
boivent d'un seul trait nos fleuves en crue
Ils enjambent les toits
plient les poutres
réveillent les enfants lovés dans leurs cils
pour leur faire écouter le bruit de leurs phalanges
Ils mangent la chair du jujubier
ligotent les bras du cyprès
et le convertissent en cierge.
Ils volent dans l'air des cimetières
renversent les sépultures
vident leur contenu dans les caniveaux
Ils neigent en flocons immobiles
soufflent en rafales inertes
nous les cueillons sur le rebord des hanches
nous les faisons macérer dans nos sueurs
essorons leurs larmes
les séchons sur des cordes tendues sous terre
Ils harnachent nos nuits
sellent nos rêves
nous enfourchent du côté oublieux du cœur
Ils vont entre écorce et noyer
forcent les portes de novembre
percent l’œil de la lucarne
signent nos miroirs de leurs buées
Ils s'éloignent dans leur corps
se terrent dans leurs chevilles
crient jusqu'à l'aine
besogneux ces morts lorsqu'ils rampent sous les prairies
pour ramasser les noix rejetées par l'été
qu'ils secouent comme hochets d'enfants.
In Anthologie personnelle, Monologue du mort © Actes Sud 1997, (extrait)p.88 et 89
Vous aurez remarqué combien l'auteur use d'une langue brûlante, râpeuse, imagée aussi bien en poésie qu'en prose, au cours d'entretiens et même dans la conversation, et combien elle demeure cette écorchée vive qu'illumine un regard d'une inoubliable douceur, et telle que l'on peut l'imaginer, assise sur le seuil de sa vie, écrivant les derniers vers de son dernier recueil, Orties :
Le râteau dans une main
le crayon dans l'autre
je dessine un parterre
écris une fleur à un pétale
désherbe un poème écrit entre veille et sommeil
je fais la guerre aux limaces et aux adjectifs adipeux
le chiendent acrimonieux pousse sur mes draps
les mots récalcitrants se prolongent jusqu'à mon jardin
je sarcle
élague
arrache
replante dans mes rêves
le matin me trouve aussi épuisée qu'un champ labouré par une herse rouillée
le rêve seul moyen de locomotion pour atteindre ma mère qui habite le dessous
(…)
Assis sur le même seuil
les mots de ma langue maternelle me saluent de la main
je les déplace avec lenteur comme elle le faisait de ses ustensiles de cuisine
marmite écuelle louche bassine ont voyagé de mains en mains
quels mots évoquent les migrations d'hommes et de femmes fuyant génocides sécheresse faim
enfants et volailles serrés dans le même balluchon parlaient-ils
l'araméen caillouteux
l'arabe houleux des tribus belliqueuses
ou la langue tintant telles billes de verre dans nos poches d'enfants
In Orties © Al Manar 2011, p.30/31
Bibliographie consultée
- Anthologie personnelle, © Actes Sud 1997
- Où vont les arbres, © Mercure de France 2011
- Orties, © Al Manar 2011
Internet
- Wikipédia
- Bibliographie détaillée et entretien audio sur le site de la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges
Contribution de Roselyne Fritel
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