Un titre qui reprend celui de la remarquable préface de Claude Esteban pour le recueil Versant Est d’Octavio Paz, dans la collection Poésie-Gallimard. « À l’orée de chaque poème, il y a chez Octavio Paz une sorte de sursaut matinal, un élan quasiment incoercible de l’être, spirituel et charnel tout ensemble, vers l’infini du dehors, vers ce qui n’a ni lieu ni forme ni figure…Ce qui nous requiert ici, par-delà même la magnificence d’une parole, c’est bien le refus de l’inéluctable, cette rébellion sans relâche fomentée contre les certitudes acquises, les savoirs de la veille – et, devant eux, comme inentamée, la muraille obscure du monde », précise Claude Esteban au début de sa préface.
Travaux du poète (IX)
…Aujourd’hui, je rêve à un langage de couteaux et de becs, d’acides et de flammes. Un langage de fouets. ..Un langage qui coupe la respiration. Qui racle, taille, tranche. Une armée de sabres. Un langage de lames exactes, d’éclairs affilés, poignards infatigables, éclatants, méthodiques. Un langage-guillotine… Un vent de couteaux qui déchire et déracine et déshonore les familles, les temples, les bibliothèques, les prisons, les bordels, les collèges, les asiles, les usines, les académies, les tribunaux, les banques, les amitiés, les tavernes, l’espérance, la révolution, la charité, la justice, les credo, les erreurs, les vérités, la vérité…
In Aigle ou soleil ? , trad. Jean-Claude Lambert, dans Liberté sur parole, © Poésie-Gallimard, 1971, p.55
On pourrait aussi proposer comme titre « Octavio Paz, un poète au carrefour des civilisations ». En effet, rarement une œuvre aura été le fruit de la rencontre d’autant de cultures et de civilisations que la sienne. Un remarquable métissage, qui s’est opéré progressivement sur le parcours de toute une vie. De sang espagnol et indien, dès l’origine il porte en lui ce double héritage, que viendront enrichir par la suite ses divers séjours sur trois continents. En véritable ambassadeur de la culture, il a su faire entrer en résonance l’univers des Indiens du Mexique avec la pensée occidentale, ainsi qu’avec les grandes civilisations orientales de l’Asie.
Octavio Paz est né en 1914, à Mexico, dans une famille cultivée et engagée. Son grand-père, passionné de culture amérindienne, s’emploie à faire revivre la tradition indigène préhispanique. Son père, avocat et journaliste, participe à la réforme agraire, comme conseiller du leader paysan révolutionnaire Zapata, qu’il représente aux États-Unis, où il vit en exil, et où le jeune Octavio le rejoindra à diverses reprises, au cours de sa jeunesse. Sa mère andalouse est la fille d’émigrants espagnols. Sa tante, passionnée de culture française, lui fait lire Rousseau, Hugo, Michelet. Bref, une enfance placée sous le signe d’une ouverture, à la fois intellectuelle et sociale.
Fasciné par l’ancien Mexique, au point de faire un long séjour au Yucatan en 1936, Paz ne cesse d’interroger cette double mémoire qui est la sienne, pour en démêler l’enchevêtrement des racines, celles puisant à la civilisation aztèque d’avant la conquête espagnole, et celles héritées de l’Espagne.
Épitaphe sur aucune pierre
Mixcoac fut mon village : trois syllabes nocturnes,
un voile d’ombre sur un visage solaire.
Vint Notre Dame, la Mère Tourbillon de Poussière.
Elle vint et le mangea. Moi j’allais par le monde.
Ma maison furent mes paroles, ma tombe l’air.
In L’Arbre parle, trad. Frédéric Magne, © Gallimard, 1990, p.77
Cette même année 1936, à 22 ans, il se rend en Espagne pour soutenir les républicains dans leur combat antifasciste. C’est aussi pour lui l’occasion de rencontrer Pablo Neruda. En observateur attentif et lucide de la guerre civile, non seulement il rejette toutes les formes de totalitarisme, mais il prend également ses distances à l’égard du marxisme, dont il perçoit déjà les dérives. Une position courageuse et incomprise pour l’époque, qui contribuera à l’isoler, et qu’il vivra comme une traversée du désert, pendant près de 15 ans, jusqu’à la mort de Staline.
De retour au Mexique, en 1939, il s’engage dans la politique, fréquente les exilés espagnols, mais dénonce le pacte germano-soviétique, et rompt avec le parti communiste en 1940, après l’assassinat de Trotski, à Mexico. En 1941, sa rencontre avec Benjamin Péret le rapproche un peu plus du surréalisme. Puis il part pour les États-Unis, où il séjourne deux ans, de 1943 à 1945. L’occasion de se plonger cette fois dans la littérature anglo-saxonne.
En 1945, rejoignant le corps diplomatique, il est nommé à Paris, où il séjourne de 1946 à 1951. Rencontre capitale avec André Breton et les surréalistes, lui confirmant qu’un écrivain véritable est forcément révolutionnaire, dans le meilleur sens du terme. En 1950, il publie Le Labyrinthe de la solitude, un essai remarquable sur l’identité mexicaine, où il analyse de façon pénétrante le malaise d’une société au carrefour de deux civilisations. En 1952, il voyage au Japon, puis en Inde, à la découverte des cultures orientales.
En 1955, il enseigne à l’Université de Mexico. Et publie en 1956 L’Arc et la lyre, une réflexion passionnante sur son expérience poétique, avec cette métaphore de la poésie comme un arc tendu vers l’improbable. Un riche et volumineux essai, qu’il commence ainsi :
Poème et poésie
La poésie est connaissance, salut, pouvoir, abandon. Opération capable de changer le monde,
l’activité poétique est révolutionnaire par nature ; exercice spirituel, elle est une méthode de libération intérieure. La poésie révèle ce monde ; elle en crée un autre.
Et l’homme acquiert enfin la conscience d’être autre chose qu’un pur passage…
In L’Arc et la lyre, trad. Roger Munier, © Gallimard, 1965, p.9
Après Aigle ou soleil ?, un recueil influencé par le surréalisme et publié en 1951, paraît un recueil majeur, Pierre de soleil, en 1957, traduit par Benjamin Péret. Un poème de 584 vers, qui s’écoulent comme un fleuve, qui tombent comme une cascade, sans commencement ni fin. Un poème reprenant les 584 jours de révolution de la planète Vénus, dans le calendrier aztèque. Et dont la symbolique figure la fin d’un cycle et le commencement d’un autre. En voici un court extrait :
…une présence comme un chant soudain,
comme le vent chantant dans l’incendie,
un regard qui maintient suspendu
le monde avec ses mers et ses montagnes,
corps de lumière filtré par une agate,
jambes de lumière, ventre de lumière, baies,
roc solaire, corps couleur de nuage,
couleur de jour rapide qui saute,
l’heure scintille et prend corps,
le monde est maintenant visible dans ton corps,
il est transparent dans ta transparence, …
In Pierre de soleil, trad. Benjamin Péret, dans Liberté sur parole, © Poésie-Gallimard, 1971, p. 161
Nouveau séjour à Paris de 1959 à 1962. Paz est ensuite nommé ambassadeur en Inde, où il restera jusqu’à sa démission en 1968, en signe de protestation contre le massacre d’étudiants par la police de Mexico, durant les Jeux Olympiques.
La découverte fondamentale de l’Orient le marque profondément, comme il l’explique à André Laude : « Je crois que la pensée la plus radicale, la plus salutaire dans son pessimisme foncier, est le bouddhisme. L’humanité, pour son salut, devra, selon moi, éviter l’athéisme et le monothéisme. Le monothéisme, c’est l’Inquisition et le Goulag. L’athéisme, ce n’est pas la liberté. L’humanité a besoin, si elle veut se régénérer, échapper à la destruction, d’une longue cure de bouddhisme. De cela, je suis intimement convaincu ». (Le Monde du 10 août 1970).
En 1969, il publie Versant Est, qui rassemble ses poèmes écrits de 1960 à 1968, avec notamment ceux de son séjour en Inde, où l’influence du bouddhisme est présente, tout en s’intégrant à son univers personnel. Univers d’un monde blessé, dévasté, calciné, où le vide et l’absence sont traversés par la présence de la mort. Mais où l’amour, dans toute sa sensualité et son jaillissement, apparaît comme seul capable de redonner au monde son unité.
Avec toi
Turquoise rafale fuient
Par couples les perroquets
Véhémences
Le monde flambe
Un arbre
Bouillonnant de corbeaux
S’embrase sans brûler
Immobile
Parmi les hauts tournesols
Tu es
Pause de la lumière
Le jour
Un vaste mot clair
Battements de voyelles
Tes seins
Mûrissent sous mes yeux
Ma pensée
Est plus légère que l’air
Je suis réel
Je vois ma vie je vois ma mort
Le monde est réel
Je vois
J’habite une transparence
In Versant Est, trad. Yesé Amory, © Gallimard-Poésie, 1978, p.79
De retour à Mexico, il enseigne dans les universités américaines et anglaises. Il fonde en 1971 la revue Plural, qui deviendra la publication la plus influente de la vie culturelle latino-américaine. Par souci d’indépendance politique, en 1976, il quitte cette revue pour en fonder une autre, Vuelta, de caractère plus engagé, à laquelle il consacre une grande partie de son temps. Mais sa critique du castrisme et du sandinisme lui vaut d’être à nouveau rejeté par l’intelligentsia de gauche.
En 1972, il publie Le Singe grammairien, une œuvre à la croisée du poème, de l’essai et du récit, où il retrace sa découverte de l’Orient et son éblouissement face aux mystères de l’Inde.
Octavio Paz reçoit le prix Nobel de littérature en 1990, pour son œuvre « ouverte sur de vastes horizons, empreinte de sensuelle intelligence et d’humanisme intègre ». Il meurt à Mexico en 1998.
L’originalité de l’œuvre d’Octavio Paz est de nous offrir une pensée-carrefour où se croisent et se tissent l’héritage amérindien, la culture hispanique, l’apport anglo-saxon, le jaillissement surréaliste, la littérature japonaise, la pensée chinoise et la métaphysique indienne. L’ensemble s’inscrivant au cœur d’un sentiment de rébellion, accompagné d’un esprit toujours critique. Avec cette prise de conscience que la modernité est avant tout une descente vers les origines à l’intérieur de nous-mêmes.
Une œuvre si dense et si diverse qu’elle a fait appel à de nombreux traducteurs pour en rendre toute l’ampleur et la richesse : Benjamin Péret, Claude Esteban, Roger Munier, Roger Caillois, Jean-Clarence Lambert, Yesé Amory, Carmen Figueroa, Jacques Roubaud, Frédéric Magne et Jean-Claude Masson en sont les principaux artisans.
Hymne parmi les ruines
…La nuit tombe sur Teotihuacan
Au sommet de la pyramide, les jeunes fument de la marihuana.
Des guitares enrouées chantent.
Quelle herbe, quelle eau-de-vie peut nous donner à vivre ?
Où déterrer la parole,
la proportion qui régit l’homme et le discours,
la danse, la ville et la balance ?
Le chant mexicain éclate en jurons,
étoile de couleur qui s’éteint,
pierre qui nous ferme la porte du toucher,
La terre a saveur de terre vieillie.
Les yeux voient, les mains touchent.
Ici, il suffit de peu de choses :
d’une figue sauvage, épineuse planète corail,
de figues encapuchonnées,
de raisin à goût de résurrection,
de clovisses, virginités farouches,
de sel, de fromage, de vin, de pain solaire.
Du haut de son hâle une fille de l’île me regarde,
svelte cathédrale vêtue de lumière.
Tours de sel, sur les pins verts de la lisière,
les voiles blanches des barques surgissent.
La lumière bâtit des temples sur la mer (…)
In À la limite du monde, trad. Jean-Clarence Lambert, dans Liberté sur parole, © Poésie-
Gallimard, 1971, p. 126-127
****
Certitude
Si réelle est la blanche lumière
de cette lampe, réelle
la main qui écrit, sont-ils réels
les yeux qui regardent ce qui est écrit ?
D’un mot à l’autre
ce que je dis s’évanouit.
Je sais que je suis vivant
entre deux parenthèses.
In D’un mot à l’autre, trad. Jean-Claude Masson, dans Le feu de chaque jour, © Poésie-Gallimard, 1990, p. 47
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Déprécation
Je n’ai pas été Don Quichotte,
je n’ai redressé aucun tort
(même si parfois
les forçats m’ont jeté des pierres)
mais je veux,
comme lui, mourir les yeux ouverts.
Mourir
en sachant que mourir c’est revenir
là où nous ne savons pas,
là où,
sans espérance, nous attendons.
Mourir
réconcilié avec les trois temps
et les cinq directions,
l’âme
- ou ce qu’ainsi nous appelons -
devenue une transparence.
Je demande
non l’illumination :
ouvrir les yeux,
regarder, toucher le monde
avec un regard de soleil qui se retire ;
je demande à être la quiétude du vertige,
la conscience du temps
la durée à peine d’un battement de paupière
de l’âme assiégée (…)
je demande à être bref scintillement,
soudaine fixité d’un reflet
sur la houle de cette heure-là :
mémoire et oubli,
à la fin,
une même clarté instantanée.
In L’Arbre parle, trad. Frédéric Magne, © Gallimard, 1990, p.85-86
****
Lettre de créance
(…) J’écris :
je parle avec toi,
je me parle.
Avec des mots d’eau, de flammes, d’air et de terre,
nous inventons le jardin des regards.
Miranda et Ferdinand se regardent,
interminablement, se fixent dans les yeux,
- jusqu’à se pétrifier.
Une façon de mourir
comme tant d’autres.
Là-haut,
les constellations écrivent toujours
les mêmes syllabes ;
nous,
ici-bas, nous écrivons
le nom de notre mort.
Si le couple
est couple, c’est loin de l’Éden.
Nous sommes les expulsés du Jardin,
nous sommes condamnés à l’inventer,
à cultiver ses fleurs délirantes,
vivants joyaux que nous cueillons
pour suspendre à un cou.
Nous sommes condamnés
à quitter le Jardin :
le monde
est devant nous.
Ibid, trad. Jean-Claude Masson, p.142-143
Bibliographie sélective (en français)
-
Pierre de soleil, poèmes, trad. Benjamin Péret, © Gallimard, 1962
-
L’Arc et la lyre, essai, trad. Roger Munier, © Gallimard, 1965
-
Liberté sur parole, poèmes, édition bilingue, © Gallimard, 1966
-
Liberté sur parole, comprenant Condition de nuage, Aigle ou Soleil ?, À la limite du monde, trad. Jean-Clarence Lambert et revus par l’auteur, Pierre de Soleil, trad. Benjamin Péret, préface de Claude Roy, © Poésie-Gallimard, 1971
-
Versant Est, poèmes (1960-1968), édition bilingue, © Gallimard, 1971
-
Le Labyrinthe de la solitude, essai, © Gallimard, 1972
-
Le Singe grammairien, trad. Claude Esteban, coll. Les Sentiers de la création, © Skira, 1972
-
Mise au net, poèmes, édition bilingue, © Gallimard, 1977
-
Versant Est et autres poèmes (1960-1968), préface de Claude Esteban, trad. Yesé Amory, Claude Esteban, Carmen Figueroa, Roger Munier et Jacques Roubaud, © Poésie-Gallimard, 1978
-
D’un Mot à l’autre, poèmes, édition bilingue, © Gallimard, 1980
-
Le Feu de chaque jour, poèmes, édition bilingue, © Gallimard, 1986
-
Le Feu de chaque jour, trad. Claude Esteban, précédé de Mise au net, trad. Roger Caillois, et D’un mot à l’autre, trad. Jean-Claude Masson, © Poésie-Gallimard, 1990
-
L’Arbre parle, poèmes, trad. Frédéric Magne et Jean-Claude Masson, © Gallimard, 1990
-
Octavio Paz, Œuvres, par Jean-Claude Masson, coll. La Pléiade, © Gallimard, 2008
Internet
Contribution de Jacques Décréau
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