« La poésie n’a pas toujours eu le premier mot. Le dernier, toujours. » (Sur une corde, p.264)
Injustement méconnu du public français, alors qu’il était très attaché à la France, la considérant comme sa « sœur bien-aimée », Yannis Ritsos fut l’un des plus grand poètes de sa génération, qui compte déjà deux poètes prix Nobel, Georges Séféris en 1963, et Odysseus Elytis en 1979. Pas un Grec aujourd’hui qui ne connaisse par cœur quelques vers de Ritsos, pour les avoir chantés sur un air de Théodorakis, un soir dans une taverne. Peu de poètes ont connu pareille célébrité de leur vivant. Sa vie, qui ne fait qu’un avec son œuvre, est étroitement liée à l’histoire tourmentée de son pays, faite de guerres, de famines, de dictatures et d’exils.
Né le 1er mai 1909, à Monemvassia, un village du Péloponnèse, ancienne forteresse vénitienne, appelée Malvoisie au temps des Croisades, Ritsos restera marqué par le décor de son enfance, qui lui offre un espace à la fois ouvert et fermé, comme une prison sans barreaux, qui théâtralise l’infini, jusqu’à sortir du temps pour retrouver le mouvement dans l’immobilité.
Il connut dans son adolescence un étrange destin. Fils d’une grande famille ruinée par la tuberculose et la folie, une famille ravagée, qui obsède sa vie et sa poésie, et dont la maison, la conciergerie comme il l’appelle, peuplée de fantômes, revient sans cesse dans son œuvre, comme une maison morte, menaçant ruine, à l’image de son pays. S’identifiant à son village et à sa famille, Ritsos est resté comme immobile, ayant passé de nombreuses années entre l’hôpital, le sanatorium et la prison. Mais pendant ce temps, son œuvre et sa renommée lui faisaient faire le tour du monde.
Il appartient à cette génération poétique des années trente, profondément marquée par l’entre-deux guerres, la défaite grecque en Asie Mineure en 1922, et qui veut rompre avec le passé, en cherchant d’autres sources d’inspiration. Sa génération sera fortement influencée par la Révolution d’Octobre et le surréalisme.
De santé fragile, affaibli par la tuberculeuse, il a 17 ans à son arrivée à Athènes, en 1926, où il découvre un monde hostile et impitoyable. Il trouve alors deux appuis qui vont lui permettre de survivre : la poésie et l’idéal révolutionnaire. Son premier recueil date de 1934.
En mai 1936, à Thessalonique, un jeune ouvrier gréviste est tué par les forces de l’ordre. La presse publie sa photo, gisant sur le sol, une femme penchée sur lui. Bouleversé, Ritsos écrit Epitaphios, un long poème pour traduire les pleurs d’une mère. Une plainte si déchirante, qu’elle fut chantée dans les églises orthodoxes à l’office du Vendredi Saint. Un chant d’amour, vite devenu chant révolutionnaire, et que la dictature de Metaxas, instaurée quelques mois plus tard, fera brûler publiquement à Athènes. Un poème qui sera mis en musique par Théodorakis, à la fin des années 50. Et que plus de 500 000 personnes chanteront en 1963, lors des funérailles du député Lambrakis, lui aussi assassiné au mois de mai, à Thessalonique.
Durant sa vie, Ritsos a connu d’interminables années noires : la dictature de Metaxas de 1936 à 1941, la guerre d’Albanie, l’occupation nazie et la grande famine, la Résistance, la guerre civile de 1947 à 1949, la junte des colonels de 1967 à 1974. Plus que d’autres, il a payé de sa personne : déporté et emprisonné de 1948 à 1952, il l’est de nouveau de 1967 à 1972, dans les îles de Léros et de Samos.
Les années 1945-1947 sont pour Ritsos l’occasion de travailler sur deux poèmes, Grécité (Romiosini) et la Dame des vignes, où il chante l’espace grec, lequel s’identifie à l’histoire, à la fois celle de la mythologie et celle de la Résistance. Un paysage immuable, à l’aspect rigide et sévère, à la lumière impitoyable, d’où se dégage un désir acharné de liberté. Un paysage personnifiant le peuple grec dans sa souffrance, « dur comme le silence, il serre sur sa poitrine ses pierres brûlantes, il serre dans la lumière ses oliviers orphelins, ses vignes, il serre les dents ». En chantant Grécité, mis en musique par Théodorakis, les combattants ont tout de suite reconnu leur propre voix, car cette terre est le symbole de leur dignité, qu’ils soient morts ou vivants :
Cette terre est à nous
Les uns dans les fers
Les autres sous la terre
Dans leurs mains croisées par le sommeil
Ils tiennent la corde de la cloche
Ils attendent l'heure ils ne dorment pas
Ils attendent de sonner la Résurrection
Cette terre est à eux
Cette terre est à nous
Personne ne pourra nous la prendre
Son Journal de déportation, publié récemment en France, couvre les années 1948-1950. Chaque jour il se réveille avant tout le monde pour écrire ses poèmes, sur des paquets de cigarettes, qu’il cache dans des bouteilles, enfouies sous la terre. Dans les mêmes circonstances, il écrit Temps pierreux, Les Quartiers du monde et Le fleuve et nous, qu’il enterre dans des boîtes de biscuits. Au cours de sa seconde déportation, durant la dictature des colonels, il déjoue la censure avec Pierres Répétitions Barreaux, qui sera préfacé par Aragon et publié à Paris en 1971. Et pour répondre à la demande de Théodorakis, qui souhaite des textes de Ritsos pour les mettre en musique, il écrit Dix-huit petites chansons pour la patrie amère, des textes très brefs, qu’on imagine gravés sur des galets ou des écorces d’arbres, comme cette 17ème chanson, intitulée Promesse :
Se taisent les oiseaux, se taisent les cloches,
Se tait aussi le Grec amer, avec ses morts.
Seul, sans aide, sur la pierre du silence
Il aiguise ses ongles, promis à la liberté.
Sous le titre Quatrième dimension, Ritsos a réuni un ensemble de ses compositions poétiques, où il revisite les grandes tragédies grecques, avec notamment Philoctète, Oreste, Ismène, Agamemnon, Le retour d’Iphigénie, Chrysothémis, Hélène, Perséphone, Ajax, Phèdre. Autant de personnages empruntés à l’antiquité grecque, mais qu’il relie à la tragédie vécue par la Grèce d’aujourd’hui. De longs monologues poétiques, qui sont en réalité de véritables dialogues, puisque le personnage muet, qui écoute, donne de l’épaisseur au propos et met en évidence son aspect théâtral. Des monologues, qui reflètent l’angoisse du poète devant le régime totalitaire, mais aussi sa volonté de le dénoncer, à l’aide du mythe, qu’il détourne afin de pouvoir mieux échapper à la censure, comme il l’écrit dans Sur une corde (41) : « Le mythe est un bon masque pour les temps difficiles ».
Ritsos, qui fut engagé comme danseur sur la scène lyrique athénienne en 1939, et hébergé à diverses reprises chez un couple d’amis danseurs, Miranda et Thassos Philiakos, écrira pour eux, Forme de l’absence, en 1957, lorsque mourut leur petite fille. Un recueil de 32 poèmes, où il exprime le drame de cette disparition, entre mémoire et oubli, au milieu d’un monde d’ombres, plein de mystère et de rêve, où domine une obsédante impression d’absence, mêlée de mélancolie profonde.
XXX
Au jardin d’enfants, un petit berceau reste vide.
Au Luna Park, un cheval de bois reste sans cavalier.
Sous les arbres, une ombre s’est assise, songeuse.
Dans la lumière, un silence lointain, irréalisable.
Et toujours, au beau milieu des voix et des rires, une interruption.
Sur l’étang, les canards s’arrêtent un instant,
ils regardent par-dessus l’épaule des enfants, derrière les arbres.
Un enfant passe sans rien dire, invisible.
On n’entend que ses pas attristés. Il ne vient pas.
Un cheval s’est échappé de la ronde du manège.
Il se frotte les yeux et disparaît derrière la rangée d’arbres.
Peut-être va-t-il tenir compagnie à la petite fille qui s’abrite
dans un soir solitaire, au troisième carrefour de la lune,
dans cette impasse argentée aux réverbères éteints.
In Forme de l’absence, poème 30, Poètes d’aujourd’hui, © Seghers, 1968, p. 130
La poésie de Ritsos a le souci de donner de l’importance aux choses les plus humbles, de valoriser le monde des choses muettes. Souvent les objets sont humanisés ; ils nous regardent et nous parlent avec compassion. Et le quotidien, comme par miracle, se trouve soudain métamorphosé.
Presque
Il prend dans ses mains des choses disparates – une pierre,
une tuile brisée, deux allumettes brûlées,
le clou rouillé du mur d’en face,
la feuille qui est entrée par la fenêtre, les gouttes
qui tombent des pots de fleurs arrosés, les pailles
que le vent d’hier a déposées sur tes cheveux – il les prend
et là-bas, dans la cour, il édifie presque un arbre.
En ce presque réside la poésie. Tu la vois ?
In La maison est à louer, Notes en marge du temps, 36 poèmes (1965-1966), trad. Gérard Pierrat, © Éditeurs Français Réunis, 1967, p. 129
Lorsqu’en 1974 s’achève la dictature des colonels, le peuple grec peut enfin exprimer librement sa ferveur et son admiration à celui qu’il identifie désormais spontanément au destin du pays. Yannis Ritsos reçoit alors titres, hommages, honneurs et décorations dans son pays et à l’étranger. Son œuvre immense, qui comprend plus d’une centaine de livres et de recueils, est rééditée et traduite dans plus d’une vingtaine de langues. Les traductions françaises se multiplient.
Toute sa vie n’aura été qu’une longue marche obstinée, généreuse, ininterrompue, aux côtés de ceux qui luttent pour la liberté, au service du peuple grec tout entier. Il y a en lui une lumière que rien ne peut éteindre, comme en témoigne ce poème écrit après 4 années de détention :
L’invention du centre
Ils l’enfermèrent dans un cercle. Lui s’entêtait
à réfléchir, à observer. Il marchait
à l’intérieur du cercle, le long du mur, dans le préau
de la prison circulaire. Il ne disait rien. Le soir
il continuait son tour, tête baissée. Peut-être pensait-il à quelque chose de précis,
peut-être se rendait-il compte que chaque cercle a un centre
(ou peut-être tous les cercles le même centre ?)
En tout cas,
il souriait de temps à autre. Dans son dos,
sur le grand chiffre qu’ils lui avaient tracé,
se tenait un oiseau tout blanc, connu de lui seul.
In Le mur dans le miroir, © Poésie Gallimard, 2001, p. 82
En 1989 Ritsos reçoit le prix Joliot-Curie du Congrès mondial de la paix. Il meurt à Athènes le 11 novembre 1990, à l’âge de 81 ans, et est enterré dans le petit cimetière de son village natal, à Monemvassia.
En 2009, pour le centenaire de sa naissance, la Grèce lui a rendu de multiples hommages, notamment le 10 juin 2009, lors d’un grand concert en plein air, au théâtre Hérode Atticus à Athènes, où la foule a repris en chœur avec Mikis Théodorakis, âgé de 84 ans, les plus célèbres poèmes de Ritsos, dont celui-ci, extrait de Grécité ( écouter la vidéo sur internet ) :
Quand ils serrent les poings
Le soleil est certain pour tout le monde
Quand ils sourient
Une hirondelle s’échappe de leurs barbes sauvages
Quand ils dorment
Douze étoiles tombent de leurs poches vides
Et quand on les tue
La vie grimpe la pente avec tambours et drapeaux
Depuis tant d’années, tous ont soif, tous ont faim, tous sont tués
Assiégés par terre et par mer
La chaleur a dévoré leurs champs
Le sel imprégné leurs maisons
Le vent a jeté bas leurs portes et les pauvres lilas de la place
La mort entre et sort par les trous de leur uniforme
Leur langue a la rugosité d’une pomme de cyprès
Leurs chiens sont morts avec leur ombre pour linceul
La pluie fouette leurs ossements
Pétrifiés dans leur guet, ils fument la bouse et la nuit
Scrutant le large déchaîné
Où s’est englouti le mât brisé de la lune
Le pain s’en est allé, les balles s’en sont allées
Ils n’ont plus que leur cœur pour charger leurs fusils
Tant d’années assiégés par terre et par mer
Tous ont faim, tous succombent mais aucun d’eux ne meurt
Leurs yeux brillent pendant qu’ils veillent
Et brille un grand drapeau
Et brille un grand feu rouge
À chaque aube des milliers de pigeons s’envolent de leurs mains
Vers les quatre portes de l’horizon
In Grécité, trad. Jacques Lacarrière, © Fata Morgana, 1968
Bibliographie (en français)
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Quatrième dimension, © Seghers, 1958
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Témoignages, 69 poèmes, trad. Gérard Pierrat, © Seghers, 1966
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La maison est à louer, poèmes, © Éditeurs Français Réunis, 1967
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Grécité (Romiosini), trad. Jacques Lacarrière, © Fata Morgana, 1968
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Yannis Ritsos, par Chrysa Papandréou, coll. Poètes d’aujourd’hui, n° 178, © Seghers, 1968
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Pierres Répétitions Barreaux, trad. Chrysa Prokopaki, Antoine Vitez et Gérard Pierrat, préface d’Aragon, édition bilingue, © Gallimard, 1971
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La maison morte, et autres poèmes, trad. Gérard Pierrat, coll. « Voix », © Maspero, 1972
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Lettre à la France, Café populaire et 6 Témoignages, trad. Dominique Grandmont, © Pierre-Jean Oswald, 1972
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Le mur dans le miroir, suivi de Ismène, trad. Dominique Grandmont, © Gallimard, 1973
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Gestes, et autres poèmes, trad. Chrysa Prokopaki et Antoine Vitez, © Éditeurs Français Réunis, 1974
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Avant l’homme, trad. Gérard Pierrat, © Flammarion, 1975
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Hélène, suivi de Conciergerie, trad. Gérard Pierrat, © Gallimard, 1975
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Papiers, trad. Dominique Grandmont, coll. Petite Sirène, © Éditeurs Français Réunis, 1975
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La sonate au clair de lune, et autres poèmes, trad. Gérard Pierrat, © Seghers, 1976
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Les vieilles femmes et la mer, trad. Bruno Roy, © Fata Morgana, 1976
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Le Choral des pêcheurs d’éponges et autres poèmes (comprenant Agamemnon, Le retour d’Iphigénie, En sourdine), trad. Dominique Grandmont, © Gallimard, 1976
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Le chef-d’œuvre sans queue ni tête, trad. Dominique Grandmont, © Gallimard, 1979
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Chrysothémis, Phèdre, suivi de Le sondeur et de Le heurtoir, trad. Gérard Pierrat, © Gallimard, 1980
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Graganda, suivi de Le clocher et de Vue aérienne, trad. Chrysa Prokopaki et Antoine Vitez, © Gallimard, 1981
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Philoctète, Perséphone, Ajax, suivi de Écriture d’aveugle, trad. Gérard Pierrat, © Gallimard, 1982
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Erotica, comprenant Petite suite en rouge majeur, Nudité du corps, Parole de chair, trad. Dominique Grandmont, © Gallimard, 1984
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Quand vient l’étranger,et autres poèmes, trad. Gérard Pierrat, © Seghers, 1985
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Parole de chair, trad. Dominique Grandmont, édition bilingue, © Sémios, 1985
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Substitutions, trad. Dominique Grandmont, © l’Échope, 1985
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Aristote l’attentif, trad. Gérard Pierrat, © Messidor , 1985
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Quelles choses étranges, trad. Michèle Métoudi, © Messidor, 1987
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La fenêtre, trad. Gérard Pierrat, © Fata Morgana, 1987
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Sur une corde, (336 notations d’un seul vers), trad. Dominique Grandmont, © Solin, 1990
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Tirésias, et autres poèmes, trad. Gérard Pierrat, © Seghers, 1991
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Dix-huit petites chansons pour la patrie amère, trad. Jean-Pierre Bouzou et Michel Naudy, édition bilingue, © Fédérop, 1992
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Tard, bien tard dans la nuit, trad. Gérard Pierrat, © Le Temps des cerises, 1995
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Le mur dans le miroir, et autres poèmes, trad. Dominique Grandmont, © Poésie Gallimard, 2001
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Journal de déportation (1948-1950), trad. Pascal Neveu, édition bilingue, © Ypsilon Éditeur, 2009
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Phaidra, trad. Anne Personnaz, édition bilingue, © ErosOnyx Éditions, 2010
Autour de l’auteur
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Yannis Ritsos, Hommage de la Revue Europe, n° 774, octobre 1993
- Chrysa Prokopaki, Yannis Ritsos - © Seghers, Poètes d'aujourd'hui n°178, 1973
- Michèle Métoudi, Yannis Ritsos qui êtes-vous ? - © la manufacture, 1989
Internet
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Ritsos sur Wikipedia
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Un article de Jacques Ancet paru en 2005 dans Aujourd'hui poème
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Un article de Veneranda Paladino paru dans les Lettres françaises
Contribution de Jacques Décréau
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