En octobre 2011, Antoine Émaz a publié aux Éditions Tarabuste, dans la collection Reprises, un recueil intitulé Sauf, qui rassemble des poèmes de 1986 à 2001, extraits d’un certain nombre de textes à tirage limité, souvent épuisés et introuvables. Ce recueil fait suite à Caisse claire, publié au Seuil, dans la collection Points-Poésie, en 2007, et qui regroupait déjà des poèmes de 1990 à 1997. Les deux recueils se complètent l’un l’autre.
L’œuvre d’Antoine Émaz a été présentée dans La pierre et le sel le 19 septembre 2011.
Sauf se présente comme une anthologie personnelle, proposant un choix de poèmes extraits d’une suite de recueils, dont la liste détaillée est citée plus bas dans la bibliographie. Ce qui permet de suivre le cheminement du poète sur une quinzaine d’années. Et de constater que d’emblée Antoine Émaz a su trouver la forme originale de son écriture, qui se veut brève, ramassée, fragmentée, elliptique. La présence de ces quelques mots, qui viennent rompre le silence de l’espace blanc de la page, leur donne une intensité, une densité d’autant plus forte. Une écriture dépouillée, fragile, retenue, mais qui révèle la force intérieure de son auteur.
Quant aux thèmes abordés, ce sont déjà ceux que l’on retrouve tout au long de l’œuvre d’Antoine Émaz, dans ce qu’il appelle lui-même « une poésie de peu » (Peau, 2008, p 41) : Être là, obstinément, jour après jour. Apprendre à vivre, à tenir, à se tenir dans la durée, malgré le poids de la fatigue, l’usure du corps, la maladie, la vieillesse. Malgré la solitude, l’étroitesse du corps et des choses. Se reposer, refaire ses forces. Un grand désir de silence, de calme, d’espace, comme une respiration. Et l’importance du jardin, des fleurs, des arbres, des paysages et de la nature. De la lumière et du ciel.
Être là, dans le jardin, sous les grands arbres.
Le feuillage, vu d’en dessous, dans la lumière.
Transparence, mouvement berçant des feuilles.
Beaucoup de choses et d’événements importants
auxquels on ne fait pas attention.
Dans le jardin entouré de hauts murs.
In Sauf, © Tarabuste, 2011, p.15, extrait de Deux poèmes, 1987
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Ce paysage traversé chaque jour surprenait : peu à peu, on ne le découvre plus que rarement :
on l’habite.
À la limite, on ne le voit même plus, on est dedans, au large.
Ainsi pour certains textes qui deviennent de vrais lieux.
Des espaces où s’allège un peu le poids.
Ibid p 16-17
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À la longue
on apprend à vivre
de peu
et à tenir
dans ce long combat sans adversaire
sur qui s’appuyer
Ibid p 29, extrait de Poèmes communs, 1989
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l’élargissement viendra
du dedans
s’il doit venir
pour l’heure
on aménage l’espace restreint
et sous les livres
on arrive à ne plus voir les murs
ainsi
à l’étroit dans ce qui est possible
on est
debout
encore
on dure
Ibid p 41, extrait de En deça, 1990
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Constituer comme un parapet
un garde-fou
un balcon pour voir venir
la nuit
voilà ce qu’il faudrait
solide et stable
on pourrait s’appuyer là
le soir
au calme
et voir venir
Ibid p 72-73, extrait de C’est, 1992
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On ne sait pas. On n’a pas prise. Les mots sont dans leur attente et on est là.
Seul. On écrit un soir bleu doré d’été facile. Mais ce n’est pas ça. On bloque de plus loin que le bleu
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Parfois, brusque, cette extrême lisibilité d’être, une transparence d’agate, qui dure un peu. Le tambour interne se tait presque. En équilibre dans l’air, sur une pointe qu’on ne voit pas, tout est clair ; on peut comme traverser son propre corps. Il est une part d’espace, sans encombre. Puis, tout revient, étroit et lourd.
Ibid p 163, extrait de Soir, 1999
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(10.12.96)
écrire comme sortir du cercle sans voir pour l’heure si vraiment c’est une issue possible qui s’ouvre ou si on change d’orbite seulement on ne se rend pas compte on va tant que ça dure dans cette charriée de temps qui tourne autour sans savoir dans quel sens
Ibid p 183, extrait de Soirs, 1999
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(6.01.97)
journée
on compte le petit tas de temps
on est encore là
donc on peut tenir demain
un autre petit tas
et ainsi de suite
ça devrait aller
Ibid p 188
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(7.01.97)
à force
la mécanique du corps
s’use
on le sent mal
on fait comme si c’était
de rien
on sait que ce n’est plus
du temps a fui
chuinte encore faible
brusquement voir sa peau
comme une vieille chambre à air
on retourne au blanc
soir clos
on éteint
Ibid p 190
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(7.09.98)
Poème pour bercer une douleur face au ciel devenu rose ou presque, un des derniers d’été. Tourner la page et entrer dans l’hiver avec ce soleil moribond ce soir sans arches mais bien la nuit qui marche lente en tirant le linceul oui des heures passées sans dormir à redire le poème comme une litanie intime, une chanson basse. Recueillir le poème et assagir le soir comme pour une accalmie interne, en s’appuyant sur les douleurs anciennes pour atténuer la sienne, la diluer, l’aquarelliser.
Ibid p 229
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(25.09.98)
Cette lisière bleue au bas du tergal des rideaux, comme une ride sur le sable à marée basse, mais si bleue quand la lumière dehors s’éteint plus tôt avec l’automne.
Cette petite frange inattendue de couleur qui n’est qu’incidence, angle momentané de frappe lumineuse sur le voilage, seulement cela, mais comme un contrepoids du jour.
Se poser dans une couleur, être absorbé par elle, se dissoudre. Le temps d’écrire, elle sera presque partie et restera le tombé droit et gris des rideaux, éteints.
De mémoire remonte le violacé de la plage, dans les traces de pas le soir sur le sable sec, quand la lumière se couche, faible, et rase les crêtes formées par le poids des corps un jour sans vent, alors que dans les creux se tasse de l’ombre.
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Retourner dans le calme présent de cette couleur qui s’efface exactement comme on tourne la tête sur l’oreiller pour trouver le bord le plus frais quand la nuit pèse autour.
Bleu clos. C’est l’ombre maintenant. L’œil se replie dans ce qu’il a pris au bord du rideau. On est là ; il y a eu un moment où tout semblait tenir par cette sorte de bleu bref né de la vitre, du tergal, et d’une lumière d’automne. On ne sait déjà plus vraiment comment c’était, quel ton c’était, mais son calme, encore. Comme si la lumière coulait au long du rideau jusqu’à déposer au sol cette frange de phosphore bleu.
Il n’en reste rien ; ça s’éteint dans l’œil ; il y a le rideau, plus gris maintenant que l’halogène est allumé, et le sol carrelé, pâle.
Ibid p 230-231
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Las, 4
(14.09.99)
se sentir vieux d’un coup
trop
comme si tout le corps
refluait
quelle voix encore
dans la traîne de mots
coques coquilles coquillages
voilà ce qui
reste
pilé très fin
usé jusqu’à poussière
levée par le vent
sable
Ibid p 291, extrait de Ras , 2001
Antoine Émaz, « une voix qui parle bas, chante à peine, comme venue de l’enfance. Sans aucune de ces métaphores ou effets rhétoriques qui font, dit-on, la poésie. Une voix qui ne dit pas, mais laisse être la vie et vous laisse au bord », écrit Jacques Ancet (revue Europe, juin-juillet 2008, p. 353).
Quant aux pages qui présentent chacun des recueils que rassemble Sauf, elles se trouvent comme ensoleillées par les encres colorées de Djamel Meskache, qui leur offre une lumière nouvelle. Les encres de Djamel Meskache convenant parfaitement à la poésie aride d’Antoine Émaz. Une belle complicité entre le poète et le peintre, qui est aussi son éditeur (Tarabuste), qui s’est déjà exprimée avec les recueils Sable (1997), Ras (2001), Peau (2008) et Plaie (2009).
Bibliographie (concernant le recueil Sauf)
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Poème en miettes, © Tarabuste, 1986
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Deux poèmes, © Tarabuste, 1987
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Poèmes communs, © Echoptique, 1989
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En deça, © Fourbis, 1990
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Poème, carcasse, © Tarabuste, 1991
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L’Élan, l’impact, © Petits classiques du grand pirate, dessins de Pierre Emptaz, 1991
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Poème : Trois jours, l’été, © PAP, dessins de Sophie Bouvier, 1992
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C’est, © Deyrolles, 1992
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Peu importe, © Le Dé bleu, 1993
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Poème, corde, © Tarabuste, 1994
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De près, de plus loin, livre d’artiste avec Jean-Marc Scanreigh, © Guillaume Dumée, 1996
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Sans faire d’histoire, livre d’artiste avec Jean-Marc Scanreigh, 1998
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Soir, livre d’artiste avec Anne Slacik, © Slacik, 1999
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Soirs, livre d’artiste avec Joël Leick, © Tarabuste, 1999
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Un de ces jours, livre d’artiste avec Jean-Marc Scanreigh, 1999
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D’une haie de fusains hauts, livre d’artiste avec Marie Alloy, © Le silence qui roule, 2000
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Ras, © Tarabuste, 2001
Bibliographie (à partir de 2008)
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Peau, © Tarabuste, 2008
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Cambouis, notes, © Seuil, 2009
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Lichen encore, notes, © Rehauts, 2009
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Plaie, © Tarabuste, 2009
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Jours – Tage, édition bilingue français-allemand, © Éditions en Forêt / Verlag im Wald, 2009
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Poèmes pauvres, illustrations de Jean-Marc Scanreigh, © AEncrages & Co, 2010
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Sauf, © Tarabuste, 2011
Sur l’auteur
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Antoine Émaz salué par ses pairs, numéro spécial de la revue Scherzo, n° 12-13, été 2001
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Numéro spécial de la revue Nu(e), n°33, septembre 2006
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Numéro spécial du Matricule des Anges, n° 93, mai 2008
Internet
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Un article sur Poezibao
Contribution de Jacques Décréau
C'est ainsi que les textes du début m'ont inspiré cette "réponse", visible sur le site http://photo-loz.blogspot.com/2021/11/une-plaine-suspendue-rc.html
Rédigé par : René Chabrière | 15 novembre 2021 à 23:49