Il convient d’écarter quelques clichés réducteurs qui feraient de Jacques Réda le portrait d’un aimable jazzophile, pittoresque flâneur parisien, un poète du bitume et de l’herbe des talus.
Voyons plutôt comment Jean-Michel Maulpoix le présente : « Au fil de publications nombreuses, Réda suit plusieurs voies, parallèles ou convergentes, qui le conduisent à parcourir les villes et les banlieues, à visiter les gares, à prendre les trains, à se laisser emporter par le jazz, ou à flâner dans son propre passé sur une bicyclette motorisée aussi inspirée que celle de Cingria…Son œuvre n’a cessé de s’ouvrir et de s’émanciper, allant et venant entre poème et prose, paysages et commentaires, toujours conduite par le même mouvement d’improvisation et de flânerie et s’alimentant du même désarroi… Cette parole vagabonde et savamment naïve cueille le poème à fleur de terre, un rien l’inspire et l’enchante, elle se fait voyante, non du spectaculaire mais de l’infime… » (Poètes d’aujourd’hui, © Seghers, 1986, p. 18)
Lente approche du ciel
C’est lui, ce ciel d’hiver illimité, fragile,
Où les mots ont la transparence et la délicatesse du givre,
Et la peau froide enfin son ancien parfum de forêt,
C’est lui qui nous contient, qui est notre exacte demeure.
Et nous posons des doigts plus fins sur l’horizon,
Dans la cendre bleue des villages.
Est-il un seul mur et sa mousse, un seul jardin,
Un seul fil du silence où le temps resplendit
Avec l’éclat méditatif de la première neige,
Est-il un seul caillou qui ne nous soit connus ?
O juste courbure du ciel, tu réponds à nos cœurs
Qui parfois sont limpides. Alors,
Celle qui marche à pas légers derrière chaque haie
S’approche ; elle est l’approche incessante de l’étendue,
Et sa douceur va nous saisir. Mais nous pouvons attendre,
Ici, dans la clarté qui déjà nous unit, enveloppés
De notre vie ainsi que d’une éblouissante fourrure.
In Amen (1968), dans Amen, Récitatif, La Tourne, © Poésie-Gallimard, 1988, p.48
Jacques Réda est né à Lunéville, en 1929, d’un père d’origine piémontaise, et d’une mère bourguignonne. Après des études secondaires à Évreux, puis une formation en droit qu’il abandonne, il monte à Paris, où il exerce plusieurs métiers. Mais déjà l’écriture poétique l’attire, puisque de 1952 à 1955 il publie 4 plaquettes, qu’il reniera par la suite. Des essais pourtant prometteurs, dont la seconde plaquette, All stars, publiée en 1953, révèle déjà son grand amour du jazz.
Dans une interview, qu’il a accordée en avril 2011 à Laurent Lemire, pour la publication de son livre, Le Grand orchestre, Jacques Réda situe sa découverte du jazz à la Libération. Cette musique fut pour lui « un formidable appel d’air », et depuis le jazz ne l’a jamais plus quitté. Il lui faut en écouter tous les matins, pour que la journée soit bonne.
Depuis 1963, il est l’auteur de nombreuses chroniques publiées dans Jazz Magazine. Il a rassemblé certaines d’entre elles en deux volumes : L’Improviste, une lecture du jazz (1980), et Jouer le jeu, l’Improviste II (1985). Il est également l’auteur d’une Anthologie des musiciens de jazz (1981), ainsi que d’une Autobiographie du jazz (2002). Et lorsqu’il brosse le portrait d’un jazzman, comme celui de Lionel Hampton, c’est d’abord le poète que parle :
Une passerelle, un fil. Et sur le fil Hampton dans ses gerbes d’étincelles, forgeron funambule au pas de promenade, à foulées de verre, à tout berzingue toujours droit dans son équilibre qui n’annule pas le vertige, mais qui l’emporte juché sur ses propres épaules, et de risques en risques cascadant. Car Hampton est de ceux qui véritablement improvisent, c’est-à-dire rétablissent la situation, transforment en site fondamental la précaire passerelle.
In Jacques Réda, Poètes d’aujourd’hui, © Seghers, 1986, p.67
Réda reconnaît volontiers, dans l’interview citée plus haut, que son écriture se rapproche du trompettiste Rex Stewart : « Comme lui, en transposant dans mon domaine, j’aime assez m’exprimer avec les pistons enfoncés à mi-course. J’aime bien la formule des musiciens qui après un morceau disaient « It tells a story », ça raconte une histoire. Rex me raconte des histoires, et je me sens proche de son style, de sa manière de me dire des choses ».
C’est en 1968, à l’approche de la quarantaine, que Réda publie Amen, un recueil à l’atmosphère mélancolique, au cheminement intériorisé, où s’exprime le désarroi du poète face à sa finitude, où le paysage en ruines lui renvoie sa propre image, et dont le titre suggère finalement son acquiescement à disparaître. C’est alors que peut s’ouvrir le véritable chemin de la poésie, entre désastre et merveille.
Avec Récitatif, publié en 1970, le désarroi s’accentue et le ton devient plus véhément. En 1975, avec son troisième recueil, La Tourne, Réda semble avoir trouvé une issue. Avec la démarche de l’écriture, la parole désormais s’en va « hors les murs », à l’appel du vagabondage de son auteur. Dans les multiples paysages qu’il traverse, Réda découvre le reflet de sa propre misère, comme si, par une sorte de connivence, le paysage partageait avec lui le même désarroi.
Je montais le chemin quand j’ai vu d’un côté
Les sapins consternés qui descendent après l’office
Et de l’autre les oliviers en conversation grande
Fumant posément au soleil de toutes leurs racines.
Et droit sur les ravins à moitié remplis de bouteilles,
Os, ferraille, plastique, obscénité des morts,
La rose équitable du jour déjà crevait l’épine.
À chaque pas : le centre, et le cercle du temps autour
Bien rond mais moi j’étais autour aussi pour cette pie
Et pour d’autres chemins qu’il aurait fallu prendre, qui plongent
Vers des creux à l’affût, sous la viorne, de la folie.
C’est alors qu’il fait bon marcher avec du tabac dans la poche
Pour plus tard et chouter dans ces os et tôles sur les labours
Tandis que le soleil rame bas pour laisser tout le champ libre à sa lumière.
In La Tourne (1975), dans Amen, Récitatif, La Tourne, © Poésie-Gallimard, 1988, p.184
Réda fait alors de Paris son champ d’investigation. Il s’y promène sans cesse, avec « le pied furtif de l’hérétique », y détectant, chemin faisant, tous ces innombrables signes du désastre que sont le trafic des voitures, le délabrement des façades, les saletés qui flottent à la surface du canal, et où le temps fait sournoisement son implacable travail de sape. Préférant cette fois adopter la prose, il consigne toutes ses observations dans Les Ruines de Paris, qu’il publie en 1977. Mais il arrive aussi que le marcheur se laisse fasciner par le paysage urbain, qui semble soudain s’animer sous ses yeux :
Tant bien que mal enfin j’atteins la place de la Concorde. L’espace devient tout à coup maritime. Même par vent presque nul, un souffle d’appareillage s’y fait sentir. Et, contre les colonnes, sous les balustrades où veillent des lions, montent en se balançant des vaisseaux à châteaux du Lorrain, dont tout le bois de coque et de mâts, et les cordes, et les toiles sifflent et craquent, déchirant l’étendard fumeux qui sans cesse se redéploie au-dessus de la ville. Je vais donc comme le long d’une plage, par des guérets. Et sans doute c’est l’indécision du soir qui m’ouvre cette étendue, toujours pourtant mêlée aux pierres et au fracas de Paris. Car en plein jour, surtout dans les mois mal apprivoisés (février, mars, novembre), quand l’air pâlit comme aux lisières des landes et des marais, les rues creusent dans une lueur d’estuaire de sable : à chaque pas va surgir ce miroitement de perle entre des dunes, et le cœur bat, et d’entières forêts qui transhument, stationnent aux carrefours, puis s’éclipsent d’un bond comme la licorne. Sur tous les monuments une sauvagerie élémentaire mais tendre a subsisté. Réfugiée au ciel qui reste le plus sensible de cette terre, elle émeut jusqu’au marbre ignorant des heures et des saisons. Un angle ébloui saute alors en étrave au milieu de ce flot de métamorphoses, hissant avec lui des palais dans la splendeur du premier jour. Des attelages de bronze vert s’envolent ; on sent, perdus entre deux houles antédiluviennes de fougères, les siècles en proie à leur fragilité, et l’espérance humaine écarquillée devant sa solitude. À présent c’est vraiment la nuit.
In Les Ruines de Paris (1977), © Poésie-Gallimard, 1993, p.10-11
Puis les recueils se succèdent : Hors les murs (1982), Gares et trains (1983), Le Bitume est exquis (1984), L’Herbe des talus (1984), Beauté suburbaine 1985), tandis que le poète arpente en tout sens la capitale, puis sa banlieue, cet univers « de la tondeuse et du clapier », au cours de ses cheminements buissonniers. Il affectionne particulièrement les gares, ces lieux magiques empreints de nostalgie, comme « les témoins d’une époque à demi révolue », depuis que la voiture a supplanté le train. Désormais, écrit-il, « les gares désœuvrées traversent le temps vide qui les traverse ».
P.L.M.
Voilà pourquoi j’aime le train. On y est accoudé à une sorte de barrière mobile, scellé dans une torpille d’éternité qui transperce le blindage du temps. On en vient à ne plus même concevoir de départ , d’arrivée : on ne voit qu’une multitude de points qui sont l’une et l’autre à la fois, qui déterminent selon leurs plans une si parfaite polyrythmie de vitesses (des plus lointains, très lents, aux premiers qui se volatilisent), qu’on imagine lire une musique dont mathématiquement, se combinent les mesures et s’enchaînent les accords. Et c’est la musique même de la planète, délivrée par ce plectre énorme contre deux cordes de fer, les harpes sauteuses du télégraphe.
In L’Herbe des talus (1984), dans Poètes d’aujourd’hui, © Seghers, 1986, p. 121-122
En 1985, Réda publie Celle qui vient à pas légers, un recueil en prose où il exprime ses propres considérations sur la poésie, proposant un art poétique qui allie « les mots de tout le monde » au « léger décalage de la musique ».
Une fois de plus, j’ai bien peur de n’avoir rien appris. Mais demain je saurai peut-être. Et ensuite à nouveau l’oubli. Donc plutôt ce vagabondage, plutôt cette maladie. J’aurai tout essayé pourtant : les médecines, les philosophies ; je ne pense pas qu’on en guérisse. Eh bien tant pis. Guérir de quoi, d’ailleurs ? La poésie est-elle autre chose après tout que la vie elle-même ? Ainsi un jour ça va, un autre ça ne va plus. À chacun son petit pas de danse vers sa limite, son dieu, son précipice.
In Celle qui vient à pas légers, © Fata Morgana, 1985, p. 21
Tout en poursuivant la publication régulière de nombreux recueils, Jacques Réda est devenu éditeur, dirigeant la N.R.F. de 1987 à 1995. Il a reçu en 1997 le Grand Prix de Poésie de l’Académie Française, et en 1999 le Prix Goncourt de la Poésie. Bien qu’il ait déclaré récemment, « les poètes, comme les sportifs, donnent le meilleur quand ils sont jeunes, après trente ans ils ne sont plus géniaux », toute son œuvre, pour notre plus grand bonheur, nous en apporte le merveilleux démenti.
Chemins perdus
Pareils aux inquiets, aux longs velléitaires
Qui n’auront jamais su choisir un seul chemin,
Tous ceux que j’aperçois, lorsque je passe en train,
Filer à travers bois, dans l’épaisseur des terres,
Me paraissent chacun devenir, tour à tour,
Celui que j’aurais dû suivre sans aucun doute.
Je me dis : la voici, c’est elle, c’est la route
Certaine qu’il faudra revenir prendre un jour.
Mais aussitôt après, sous la viorne et la ronce,
Un sentier couleur d’os ou d’orange prononce
Sa courbe séduisante au détour d’un bosquet,
Et c’est encore un des chemins qui me manquaient.
Puis le bord d’un canal donne une autre réponse
À ce perpétuel élan vers le départ.
Mais je vous aime ainsi, chemins, déserts et libres.
Et tandis que les rails me tiennent à l’écart,
Vous venez vous confondre au réseau de mes fibres.
In Retour au calme, poèmes, © Gallimard, 1989, p. 59
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Complainte du vieux poteau
Aussi gris maintenant qu’un vieux poteau télégraphique
En bois, je me tords, me fendille et vais devenir sourd.
Je n’entends déjà plus en moi le chant béatifique
Qui fait bourdonner le béton même, comme d’amour.
C’était la musique du vent aux longs accords sévères
Et je vibrais comme son juste et pur diapason ;
N’était-ce pas aussi parfois la musique des sphères,
La nuit sous le plectre lunaire et la démangeaison
Féroce des étoiles ? – Mais, en vérité : musique ?
Alors que tout détone, éclate, improvise son jazz
À travers la supernova, le trou noir aphasique,
L’amas nébuleux où l’amour naît d’un excès des gaz ?
Qu’ai-je donc entendu, quand j’avais une bonne oreille,
Monter dans mes fibres depuis la terre des talus ;
Quelle monotone chanson mais sincère et pareille
À celle que chuchote l’herbe et qu’on n’écoute plus ?
Arrêtez-vous quand même un peu, cons d’automobilistes
Toujours pressés, posez la main un instant sur mon fût
Et puis une joue à l’endroit où le bois resté lisse
Tremble : voyez, si je suis sourd, je demeure à l’affût
De l’espace où mon fil souple encore qui se balance
Mesure une montagne et pèse un nuage, un oiseau.
Je vais m’enraciner à la longue dans le silence
Mais reverdir peut-être à la prochaine floraison.
In L’adoption du système métrique, poèmes 1999-2003, © Gallimard, 2004, p. 9-10
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Amen, © Gallimard, 1968, Prix Max Jacob
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Récitatif, © Gallimard, 1970
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La Tourne, © Gallimard, 1975
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Amen, Récitatif, La Tourne, © Poésie-Gallimard, 1988
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Les Ruines de Paris, © Gallimard, 1977 / Poésie-Gallimard, 1993
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L’Improviste, une lecture du jazz, essai, © Gallimard, 1980 / nouvelle édition, 1990
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Anthologie des musiciens de jazz, © Stock, 1981
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Hors les murs, © Gallimard, 1982 / Poésie-Gallimard, 2001
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Gares et trains, © A.C.E., coll. Le Piéton de Paris, 1983
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Le Bitume est exquis (Charles-Albert Cingria), © Fata Morgana, 1984
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L’Herbe des talus, © Gallimard, 1984 (reprend les textes de P.L.M., 1982), Prix des Critiques
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Celle qui vient à pas légers, © Fata Morgana, 1985
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Beauté suburbaine, © Fanlac, 1985
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Jouer le jeu, l’Improviste II, essai, © Gallimard, 1985
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Premier livre des reconnaissances, © Fata Morgana, 1985
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Châteaux des courants d’air, proses et poèmes, © Gallimard, 1986
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Recommandations aux promeneurs, © Gallimard, 1988
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Retour au calme, poèmes, © Gallimard, 1989
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Le Sens de la marche, © Gallimard, 1990
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Aller aux mirabelles, © Gallimard, 1991
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L’Incorrigible, poésies itinérantes et familières (1988-1992), © Gallimard, 1995
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La Liberté des rues, © Gallimard, 1997
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Le Méridien de Paris, © Fata Morgana, 1997
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La Course, nouvelles poésies itinérantes et familières (1993-1998), © Gallimard, 1999
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Moyens de transports, © Fata Morgana, 2000
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Accidents de la circulation, © Gallimard, 2001
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Autobiographie du jazz, © Climats, 2002 / revue et augmentée, 2011
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Treize chansons de l’amour noir, © Fata Morgana, 2002
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Le Vingtième me fatigue, suivi de Supplément à un inventaire lacunaire des rues du XXème arrondissement de Paris, © Dogana, 2004
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L’adoption du système métrique, poèmes 1999-2003, © Gallimard, 2004
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Le Grand orchestre, © Gallimard, 2011
Sur l’auteur
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Jacques Réda, le désastre et la merveille, par Jean-Michel Maulpoix, coll. Poètes d’aujourd’hui, n° 250, © Seghers, 1986
Internet
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Sur Wikipédia pour compléter la bibliographie
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Jacques Réda sur Poezibao
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Entendre Jacques Réda : Écrire Paris sur UTLS (vidéo de 2003 / 72 min.)
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Voir et entendre Jacques Réda à la médiathèque de Toulouse sur Dailymotion
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Sur le site ecrivains-voyageurs.net
Contribution de Jacques Décréau
merci Jacques pour l'émouvant hommage au Poteau télégraphique, en prêtant juste l'oreille, nous parvient intact l'intime et le meilleur de tout ce qu'il a encore à dire. Roselyne
Rédigé par : Roselyne Fritel | 19 juin 2012 à 11:35