Un jeune orphelin montmartrois, devenu ouvrier typographe à Roanne, puis romancier à succès à Paris, mais pour qui la poésie demeure sa véritable passion, voilà Robert Sabatier.
Le grand public le connaît surtout pour son œuvre de romancier, notamment avec sa célèbre trilogie : Les Allumettes suédoises (1969), Trois Sucettes à la menthe (1972) et Les Noisettes sauvages (1974), tirée à des millions d’exemplaires et traduite en plus d’une quinzaine de langues.
En revanche, il ignore qu’il est également l’auteur d’une magistrale Histoire de la poésie française, publiée en 9 volumes, ainsi que d’une dizaine de recueils de poésie. Or c’est précisément cette partie méconnue de son œuvre qui lui tient le plus à cœur. D’ailleurs chez lui le poète se révèle tout autant sous la plume du prosateur, comme le montrent ces quelques lignes tirées d’un de ses romans :
Scribe accroupi, vieux scribe écrivant son message, il me semble que mon geste d’écrire est de ceux qui désarment, qu’aux frontières du jour, à l’inconnu, je dédie un signe que je ne connais pas, mais qui vivra demain. Homme, que suis-je ? J’espère un langage, un langage m’espère et je le sens dans ma bouche, je le vois qui tremble au bout de ma plume. Tous les vieux mots confondent leur misère, mais s’ils meurent, je serai l’enfant de leur mort. Je tente de mettre au monde un peu plus que je n’ai reçu. J’attends un chant venu de plus loin que ma main, j’entends déjà la nuit dans le frémissement des branches, et je voudrais, avant l’arrivée du matin, livrer aux hommes un mot plus pur en moi que l’oiseau dans la houle.
In Les années secrètes de la vie d’un homme, © Le grand livre du mois, 1984, p. 552
Robert Sabatier est né à Montmartre en 1923. Il a 8 ans à la mort de son père et 12 ans à la mort de sa mère. Son oncle, qui a un atelier de typographe près du Canal Saint-Martin, devient son tuteur et lui apprend les rudiments du métier. Si bien qu’en 1936, le jeune Robert travaille déjà, tout en continuant ses études. En 1940, lors de l’Exode, il rejoint Saugues, en Haute-Loire, où résident ses grands-parents. Là, en véritable autodidacte, il dévore littéralement la bibliothèque.
A 20 ans, il imprime des tracts contre l’occupant, refuse le S.T.O., et rejoint les maquisards. À la Libération, il se marie à Roanne, travaille, reprend ses études et continue d’écrire des poèmes.
L’amour de la poésie lui est venu très tôt, puisqu’il écrit ses premiers poèmes dès l’âge de 12 ans ; poèmes qu’il imprime lui-même. Et par la suite, il ne cessera plus jamais d’en écrire. En 1947, il fonde à Roanne une revue de poésie, La Cassette, où il publie entre autres Éluard, Cadou, Bérimont, Rousselot, Fombeure. Lorsqu’il monte à Paris en 1950, il fréquente assidument les cercles poétiques, si bien que les poètes deviennent désormais sa vraie famille : Aragon, Cendrars, Cocteau, Prévert, Breton, Follain, Manoll, Béalu, Béarn, Soupault, Supervielle, et tous ceux qu’il rencontrera par la suite. Sans oublier ses amis Alain Bosquet et Charles Le Quintrec.
En revanche, s’il est devenu romancier, c’est tout à fait par hasard, avouera-t-il. Et c’est à son ami René de Obaldia qu’il le doit. Ce dernier, désireux d’écrire pour le théâtre, l’invite à écrire un roman. Sabatier refuse, sans doute influencé par Breton, et considérant la poésie au-dessus de tout. Obaldia voyant dans son refus l’aveu d’une incapacité, Sabatier, piqué au vif, se lance dans l’écriture de son premier roman, Alain et le nègre, qui sera publié en 1953, chez Albin Michel. Un long article dans Les Lettres françaises le présente comme le premier roman français antiraciste. 8000 exemplaires sont vendus. Sabatier reçoit les encouragements d’Albert Camus. Et le voilà en route pour une belle et longue carrière de romancier.
Mais revenons à la poésie, sa passion depuis toujours. Alors qu’il était livreur et qu’un jour il reçut un gros pourboire, le jeune Robert entre dans une librairie pour y acheter une histoire de la poésie française. Comme on lui répond que cela n’existe pas, il se dit aussitôt qu’il en écrira une. Un projet fou, qui va l’occuper pendant près de 40 ans, et qui paraîtra en 9 volumes, publiés entre 1975 et 1988, chez Albin Michel. Il existait déjà de nombreuses anthologies. Mais Sabatier a voulu composer une histoire de la poésie, en faisant abstraction de son goût personnel, et en montrant ce qui correspondait au goût de chaque époque, de chaque siècle. Un travail monumental !
Son premier recueil, Les Fêtes solaires, publié en 1951, puis dans sa version définitive en 1955, est une réponse aux angoisses de son temps. Après Hiroshima, l’homme découvre qu’il peut soudain être pétrifié, pulvérisé en un instant, d’où cette tendresse pour la pierre, et tous les éléments de la nature, qu’il exprime avec une sorte d’anthropomorphisme universel. Une poésie solaire, où le merveilleux et l’enchantement dominent, par la seule volonté du poète.
Passage de l’arbre
Un arbre passe, un homme le regarde
Et s’aperçoit que ses cheveux sont verts
Il bouge un bras tout bruissant de feuillages
Une main douce à cueillir les hivers
Lentement glisse à travers la muraille
Et forme un fruit pour caresser la mer.
Quand l’enfant vient, c’est la forêt qui parle
Il ne sait pas qu’un arbre peut parler
Il croit entendre un souvenir de sable
La vieille écorce aussi le reconnaît
Mais elle a peur de ce visage pâle.
Chacun s’éloigne – il vole quelques feuilles
Tout l’arbre bouge et jette son adieu
Pour une veine il pleure sept étoiles
Pour une étoile il a donné ses yeux
Il a jeté ses racines aux fleuves.
Les derniers cris déserteront les gorges
Quand les oiseaux ne s’y poseront plus
Quelqu’un déchire un à un les automnes
Le fils de l’arbre écarte ses bras nus
Et dit des mots pour que le vent les morde.
In Les Fêtes solaires, dans Dédicace d’un navire, Le Livre de Poche, © Albin Michel, 1984, p. 61
Après la publication de 3 romans, paraît en 1959, Dédicace d’un navire, son œuvre poétique la plus douloureuse, marquée par la menace nucléaire qui s’intensifie : « L’homme planète avance vers sa mort…/ Et c’est le temps des pays dépeuplés ».
Les siècles
Es-tu repu de fureurs et de crimes,
siècle qui fus celui qui m’accueillis ?
Le monde brûle, ô siècle du délire
et la machine étouffe tous les cris.
Pour une perle, on détruit un empire
et chacun croit que le ciel est pour lui. (…)
In Dédicace d’un navire, Le Livre de Poche, p. 20 (extrait)
Après une nouvelle publication de 3 romans, Sabatier, demeurant à la fois pleinement romancier et pleinement poète, fait paraître en 1965 son troisième recueil, Les Poisons délectables, dans lequel il donne une nouvelle dimension à sa poésie, en passant de l’enchantement à l’énigme. « C’est l’équivalent, après Baudelaire et Michaux, des « fleurs du mal », dans un siècle qui se moque des fleurs et pour qui les frontières du bien et du mal ont été effacées », écrit Alain Bosquet dans la présentation qu’il lui consacre (Collection Poètes d’aujourd’hui, n° 235, © Seghers, 1978, p. 35).
L’inceste
J’aimais un arbre, il murmurait des feuilles
À mon oreille, et je connus l’inceste
Avec mon frère, arbre dans le vent froid.
Il en naquit des oiseaux par centaines,
D’étranges fruits qui rendaient la morsure
Et les baisers des lèvres s’y posant.
Je ne sais plus qui j’aime et qui j’attends.
De la nature à jamais j’ai le goût.
Passe la femme ainsi qu’une saison.
Moi je suis arbre et m’en vais comme tel
Dans la forêt de mon étrange amour.
In Les Poisons délectables, dans Dédicace d’un navire, Le Livre de Poche, p. 97
En 1969, la même année que Les Allumettes suédoises, paraît son quatrième recueil, Les Châteaux de millions d’années, qui reçoit le Grand Prix de poésie de l’Académie Française. À présent la menace nucléaire semble s’éloigner ; la prospérité matérielle s’installe. 1969 est aussi l’année où l’homme marche sur la lune. Mais qu’est-ce que l’homme, face à la conquête spatiale ? Tandis que la télévision aliène de plus en plus la pensée, la poésie de Sabatier questionne avec d’autant plus d’insistance.
Le message
Peut-être suis-je (ici manquent des mots)
Et les déserts (une absence de lettres)
Tout devient meurtre et de chair et de mots,
Le ciel s’étoile, un aveugle croit être
Devenu vert. Écoutez le manchot
Parler des bras qu’il agite en son rêve.
L’éclair. La nuit. L’absence de mémoire.
La peur soudain de n’être plus panthère
Et de dormir sans fourrure, sans voile.
Les cris. Les cris. Les cris de cent mille êtres
Fixant un ciel superbe à n’y pas croire.
Les uns ont mis leur plus sage costume,
D’autres vont nus, leur sexe ballotant
Et chaque geste est geste posthume.
La vérité, le mensonge, le temps,
L’espace, tout se mêle et tout s’embrume.
Un homme éclate, un autre le remplace.
Le sait-il bien qu’il fait froid dans son cœur ?
Son écriture ? Une danse. Et ses armes ?
Rien que la nuit prenant forme de pleurs,
Mais qui jamais comprendra mon message !
Dans quelle mer jeter cette bouteille ?
Restera-t-il de l’eau dans l’océan ?
Ou bien creuser dans la chair, dans la terre ?
Souvenez-vous du Dieu des Testaments :
S’il existait dans une autre planète,
Me lirait-il ? (ici traces d’acide
Et le poème inachevé se meurt.
On l’a trouvé dans la matière hybride
Coulant encore auprès de l’équateur
Parmi la glace. Oh l’homme était fragile !)
In Les Châteaux de millions d’années, © Poésie-Gallimard, 1990, p. 56-57
Le succès de ses trois grands romans ne le détourne nullement de la poésie, à laquelle il consacre le plus clair de son temps. En 1976 paraît son cinquième recueil, Icare et autres poèmes. Dans ce recueil de la maturité, Sabatier, marqué, semble-t-il, par la conquête de l’espace, revisite le mythe d’Icare, avec une étonnante liberté. Comme si l’homme était désormais un mythe pour l’homme.
Le moule
En ce temps-là, l’univers se coulait
Dans tout mon corps devenu cire tendre.
J’étais vallons, montagnes, champs, rivières,
Et je savais, dans l’ordre des planètes,
Que je pouvais revivre, étoile bleue.
Nature es-tu si loin de ma nature ?
Les transcendants vont dans le jour, déjouant
À coups de mots les destins du cosmos.
Un dieu sourit parmi les éphémères
De n’être plus que le dernier mortel.
De l’arbre à moi s’étendent des espaces
Toujours plus grands. O landes déchirées,
Mes longs bras nus sont les ultimes branches
D’un don total qu’abandonne l’oiseau
Et je m’en vais dans la ville sans ailes.
In Icare et autres poèmes, © Poésie-Gallimard, 1990, p. 189
L’œuvre poétique de Robert Sabatier se poursuit, avec la publication d’autres recueils, à intervalles réguliers : L’Oiseau de demain, paru en 1981 ; Lecture, en 1987 ; Écriture, en 1993 ; Les Masques et le miroir, 1998. Et ses Œuvres poétiques complètes sont publiées chez Albin Michel en 2005.
Robert Sabatier a fait partie de nombreux jurys de prix littéraires. Il a été directeur littéraire chez Albin Michel, de 1965 à 1971. Il est membre de l’Académie Goncourt depuis 1971
Il pleut des mots
Il pleut des mots, les fleuves nous effleurent
et nous glissons comme des noyés tristes
dans un miroir où des formes sauvages
nous font frémir de toutes nos voyelles.
Il est ainsi des moments d’asphodèles
où le grand jour provoque tels combats
que le lilas s’allie aux éphémères
sans bien savoir qu’ils vont mourir ensemble.
Pars avec moi, mon âme, en avant toute !
cueillir des mots pour en faire des fleurs
et composer des bouquets esthétiques
pour les poser sur la tombe du jour.
In Les masques et le miroir, © Albin Michel, 1998, p.186
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Navire nuit
Navire nuit, le jour perce ta coque.
Tu sombreras derrière mes prunelles
et cet ébène, il faut le préserver
comme le bien de toute l’existence.
Sur quelle mer, navire, tu te glisses
lorsque le temps me fait ton passager ?
Les verrons-nous ces îles de nos songes ?
À quelle rive abordes-tu mon corps ?
Tous feux éteints, nous glissons vers le large.
Je ne suis plus cet homme que je fus.
Vais-je troquer mon écharpe d’étoiles
contre un bandeau qui fermera mes yeux ?
Ibid. p.91
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La main chaude
N’enterrez pas le monde
Car il resurgirait
Dans les sèves futures.
Ma langue est une olive
Que je presse pour toi.
Une huile écrite en coule.
Si tu cueilles la soif,
J’inventerai le fruit
Pour éveiller la source.
Si je suis page vide,
Écris-moi sur ton corps.
Tu seras mon poème.
Nous voguerons sur l’aube
Et je serai ta barque,
Ta voilure et le vent.
Tu gardes le pouvoir
De me faire silence.
Berceuse de l’amour,
Je suis ton instrument.
Si le poète meurt,
L’Univers aura froid.
In L’Oiseau de demain, 1981, dans Dédicace d’un navire, Le Livre de poche, p.168
Robert Sabatier est décédé le 28 juin 2012 à l'âge de 88 ans.
Bibliographie poétique
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Les Fêtes solaires, © Janus, 1951, prix Antonin Artaud
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Les Fêtes solaires, édition complète,© Albin Michel, 1955, prix Guillaume Apollinaire
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Dédicace d’un navire, © Albin Michel, 1959 / © coll. Livre de Poche, 1984
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Les Poisons délectables, © Albin Michel, 1965
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Les Châteaux de millions d’années, © Albin Michel, 1969, Grand Prix de poésie de l’Académie Française, ainsi que pour son œuvre poétique
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Icare et autres poèmes, © Albin Michel, 1976
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L’Oiseau de demain, © Albin Michel, 1981
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Lecture, © Albin Michel, 1987
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Les Châteaux de millions d’années, suivi de Icare et autres poèmes, © Poésie-Gallimard, 1990
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Écriture, © Albin Michel, 1993
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Les masques et le miroir, © Albin Michel, 1998
-
Œuvres poétiques complètes, © Albin Michel, 2005
Essais sur la poésie
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L’État Princier, Art et création poétiques, © Albin Michel, 1961
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Histoire de la Poésie française, en 9 volumes, © Albin Michel, de 1975 à 1988 :
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Tomes I et II : La Poésie du Moyen-Âge / et du XVI ème siècle, 1975
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Tomes III et IV : La Poésie du XVII ème / et du XVIII ème siècle, 1976
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Tome V : La Poésie du XIXème siècle : 1) Les Romantismes. 2) Naissance de la poésie moderne, 1977
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Tome VI : La Poésie du XX ème siècle : 1) Tradition et évolution. 2) Révolution et conquêtes, 1982
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Tome VI : La Poésie du XX ème siècle : 3) Métamorphoses et modernité, 1988
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Sur l’auteur
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Robert Sabatier, par Alain Bosquet, coll. Poètes d’aujourd’hui, n° 235, © Seghers, 1978
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Robert Sabatier ou les fêtes de la parole, © revue Sud, 1989
Internet
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Sur Wikipédia
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Sur lepoint.fr ,La dernière allumette de Robert Sabatier
Contribution de Jacques Décréau
L'amour de Robert Sabatier pour la poésie méritait d'être souligné avec ferveur comme vous l'avez fait. Merci, j'ai beaucoup appris.
Quel talent, et pourtant ses débuts dans la vie furent difficiles!
Après avoir lu cet hommage, il m'est venu ces lignes que je vous livre avec beaucoup d'humilité:
On rencontre parfois des êtres
Qui se dessinent
Alors même que leurs yeux ne voient pas encore.
Mais on le sait
Ils dépasseront leur ligne d'horizon
Rédigé par : marie-christiane moreau | 30 juin 2012 à 19:52