Cartes perdues
Il
reste peu de temps à vivre
sur ces montagnes d'air que bâtit mon
poème.
Un orage dans l'âme
Un éclair dans les yeux
Et
les plumes s'envolent.
À ces fuites percées
Dans les bois
du désir
Aux cartes coloriées
Répond l'image pure
D'une
île jaillissant d'une blessure d'eau.
Tes livres tes
miroirs
Et les creusets du verbe
Dans les gouffres du
puits !
Sous le porche du ciel
Le navire t'attend.
Mais
voici de la ville
Un vent bas et pervers
La fenêtre est
ouverte
Les cartes sont perdues...
In Oeuvres Tome 1-Poésie © Éditions PHI 2011, Autres poèmes de jeunesse (1934-1939) p.110
Ce poème fait partie des oeuvres de jeunesse du poète, écrites entre 1934 et 1939, parues, dans son anthologie-bilan Des rives de l'aube aux rivages du soir, publiée au Luxembourg en 1974.
Son titre exprime le combat quotidien à livrer « à d'invisibles fantômes invincibles » pour que vive le poème.
Si nous en croyons la préface rédigée par Jean Portante et Françoise Hermann-Le Bourhis, l'une des quatre filles du poète, pour le tome 1 de ses Œuvres complètes, consacré à la poésie en vers et en prose, soit 732 pages, paru chez Phi, en 2011, il s'agit d'« une œuvre écrite au quotidien, donc. Multiforme. Même aux pires moments de sa vie. » (...) Celle d' « un passeur qui, pour que trace se fasse, se donne, alors qu'il sort à peine de l'adolescence, un projet de vie dans lequel la poésie, l'écriture donc, est, définitivement, le centre, et tout le reste la périphérie. »
« Les premiers vers sont sortis, alors qu'il avait à peine seize ans. Il les réunira dans un recueil, son premier, resté inédit en grande partie, sous le titre Le carnet d'automne, écrit à la main, comme tous ses textes ultérieurs. »
Il signe par intermittance du pseudonyme d'Edmond Dune, qu'il adoptera exclusivement à partir de 1938, mais son véritable patronyme est Hermann. Il naît à Athus en Belgique en mars 1914, d'une mère belge et d'un père luxembourgeois, perd à deux ans ses deux parents, emportés à trois semaines d'intervalle par la tuberculose. Comme sa soeur de cinq ans son aînée, qui mourra à 17ans, il est confié à un oncle paternel, père mariste et une tante, gouvernante au château de Differdange, en Belgique.
Après ses années de lycée à Arlon, il entame des études d'agronomie. En 1937 il traverse une crise existentielle et se réfugie pour quelques semaines dans le monastère Notre Dame de La Trappe, à Soligny, en Normandie, où il relit sa vie, son enfance tout particulièrement et écrit Révélations.
Magnifique recueil qui, –joie !– est publié en France, en 1938, aux éditions du Goéland, car Edmond Dune vient de rencontrer, dans cette abbaye, Théophile Briant, son premier éditeur ! Son poème d'ouverture tient lieu d'art poétique, désormais, il le sait, il sera poète et rien d'autre.
Révélation
Images
de fumée, attentives images
Précieusement liées
Par les
cordons brumeux des fidèles mémoires
Images invisibles
Sur
l'écran nuageux
0ù roule un sang puissant en vagues
cadencées,
Images sans signaux, soigneusements secrètes,
Je
vous laisse baigner dans un rappel acide.
Et soudain !
souvenirs, défuntes sensations
Regrets, désirs perdus, colères,
enthousiasmes,
Voici vos sels d'argent appelés par le jour
À
graver dans l'instant vos précises présences,
À révéler
soudain le chant de vos retours.
Ibid Révélations p.171
****
L'âge de feu
Je
cueille aux arbres blonds des femmes de la rue
Mille fruits
nourissant les graines du regard
Et je soustrais au ciel tendu
comme un suaire
Les signes imparfaits d'un faucon égaré.
Où
la ville s'épuise à cerner de béton
D'acier et de néon ses
fragiles pensées
Je poursuis concentré le roulis de mon sang
Où
j'entends se former un chœur puissant et doux
À travers
mille herbages
Mille sentes de sable
Où crissent en pleurant
les lourdes roues des chars
À travers mille nuits
Où le lait
et l'amour des lunes innocentes
Baignent les crosses d'or des
fougères fanées
J'atteins soudain le camp où ronfle le feu
rouge
À travers le vent dur qui chevauche la steppe.
Ibid Révélations (1938) p.178
La guerre se profile, et s'il a choisi en 1935 la nationalité luxembourgeoise pour échapper au service militaire belge, il s'engage sur un coup de tête, en 1938, pour trois ans dans la Légion étrangère, – il en fera cinq pour cause de guerre– sous un nom belge d'emprunt, Hugues Dardenne.
Servant en Afrique sous les ordres de Pétain, il combat d'abord les Alliés, après leur débarquement en Afrique du Nord en 1942, puis rejoint la France libre, quand la Légion s'y rallie et combat à leurs côtés. Libéré enfin de ses engagements, en décembre 1943, il gagne l'Angleterre, intègre sous son vrai nom la Luxembourg Battery en tant que radio et participe avec elle au débarquement en Normandie, à la libération des territoires occupés et à l'occupation de l'Allemagne, avant de rentrer au Luxembourg en 1945.
Il est forcément difficile de revenir de pareille expérience, et de vivre sans le sou, dans un pays encore meurtri par la guerre. « Une austère saison règne sur mon esprit », dit-il dans un poème.
Installé à Esch-sur-Alzette, il écrit, mais pas assez selon lui – « un ou deux poèmes par semaine » se plaint-il – et s'impatiente de ne pas trouver, avant 1946, d'éditeur pour son nouveau recueil L'usage du temps, composé de textes écrits durant les années de guerre, dont le ton est original et le rythme puissant.
Corps de Garde
Le
dernier grillon de l'automne
Agite encore son fin grelot de
cuivre
Dans la fourrure bleue du soir.
On fait un sort au
temps avec des coeurs qui bâillent
À la pointe soignée des
baïonnettes
On pique une étoile de papier, un papillon fané.
On
arpente la vie, on chasse sur les murs
Les fantômes naissants de
la fumée des pipes.
Sergent sergent à quoi penses-tu ?
Ah
que les roses sont lointaines
Dont rêve l'ombre à voix de
vent
Chansons d'enfance, refrains de souvenance.
Un chant
de flûte des bas-fonds de la ville
Sur les fils barbelés love
son arabesque.
La lune est belle sur les seins des
mauresques.
Mais plus que le sein de Délie
Dont rêve la
page du livre
Est frais le vent de nulle part qui parle
d'aventure.
Ibid Usage du temps (1939-1944) p.191
****
Le centre de la ville
Il
regarde passer d'un oeil aigu secret
Les bonheurs les bijoux les
nuques parfumées
Les pâleurs les courroux les lèvres
desséchées
Les douceurs les genoux les paupières baissées
Les
rôdeurs pleins de poux les âmes harassées
Les chercheurs
d'amour fou les jambes flagellées
Les voleurs les pioupious les
têtes condamnées
Les penseurs les marlous les prêtresses
damnées.
Ils passent bien comptés
À pas pressés à pas
comptés
Leur visage porté à hauteur d'homme
Mais lui le figé
dans le cristal du jour
Le simple et le caché, l'ouvert et le
fermé
Le regarde passer ce peuple d'os et d'ombres
Bénévoles
passants qui jouent graves leur jeu
Avec la fatale sérénité des
astres dans le ciel.
Ibid Usage du temps (1939-1944) p.237
****
Suite
Prisonnier
d'une odeur
J'entends frapper du bec
Tous les oiseaux de mon
pays
Contre ces murs contre ces vitres.
Ils brisent les
carreaux envahissent la chambre
Et me voici dans ces remous de
plumes
Porté par des cris bleus
Aux plateaux de novembre où
respirent les biches.
Ibid Usage du temps (1939-1944) p.241
Il est engagé, cette même année 46 comme journaliste à Radio-Luxembourg, devenue RTL aujourd'hui, où il gardera un poste, qui bon an mal an nourrira chichement son homme, jusqu'à sa retraite en 1979, aussi passera-t-il sa vie en quête d'expédients pour tenter de vivre de sa poésie.
S'il donne la priorité à l'écriture poétique, il sera aussi auteur dramatique, essayiste, prosateur, romancier , traducteur, et critique pour Les Cahiers du Luxembourg et plusieurs autres revues, ainsi que peintre à partir de 1950.
Il s'intéressera à la psychologie et la caractérologie et sera graphologue assermenté auprès du tribunal.
Marié en 1947, il aura 4 filles, qui contribueront activement à la publication récente du tome 1 de son œuvre.
Sa troisième plaquette, Corps élémentaires, sort en décembre 1948, mais il s'agit d'une publication à compte-d'auteur comme la suivante, Matière première, en 1950 et bien d'autres par la suite.
Ses envois sont en effet refusés chez Gallimard, comme ailleurs. Il semble qu'il n'y ait, ni au Luxembourg, ni à Paris, ni à Bruxelles d'oreilles sensibles à sa poésie. Le doute et l'amertume le gagnent et dix années passent sans publication. À vous de juger par vous-mêmes de la qualité et de l'originalité de son écriture.
Le plaisir d'être
Ni
ange ni bête
Ici et maintenant
Le plaisir d'être
Sans
espoir sans regret
Purement simplement
Parmi l'ordre des
pierres
La confusion des arbres
Les corps élémentaires.
Ibid Corps élémentaires (1948), p.255
****
Main gauche
À
Pierre Seghers
Il
y a dans ma main
Un
insecte merveilleux
Couleur
d'herbe et de sang
Aux gestes hésitants d'être perdu au
monde.
Il y a dans ma main
Une graine magique pour faire
éclore des filles-fleurs
Des clés de cristal noir pour les rêves
fermés
Des dictons de folie pour sages pétrifiés.
Il y a
dans ma main
Des proverbes-surprises
Et des chemins qui
ramènent
Aux Romes de l'enfance.
Ibid Corps élémentaires (1948), p 258
****
Ni vu ni connu
Ni vu ni connu
Je
marche je respire
Tête de plumes
Pieds de racines.
Ni
vu ni connu
Je mange des chansons
Fantôme d'oiseau
Dans la
cage solaire.
Ni vu ni connu
Invisible trop clair
Dérobé
trop obscur
Je viens je pars je n'y suis plus.
Ibid Corps élémentaires (1948) p.268
****
On frappe
Qui
frappe ?
Un doigt de revenant sur le carreau du vent
Qui
vient ?
L'enfant qui fut cet homme.
Sur la page du
cahier
La plume vole entre les mots
Parle d'air bleu parle
d'oiseaux
Bondit de cime en cime
Se perd à l'horizon dans la
fumée d'un train.
Qui chante ?
La lavandière
Qui
ne dit mot ?
L'homme qui part.
L'homme qui fuit
l'enfant qui vient
Dans l'herbe humide de rosée.
L'homme qui
marche sur la route
Sans se soucier de l'ombre de son enfance
Qui
le suit pas à pas comme un chien trop fidèle.
Ibid
Matière
première (1950),p.372
Il va tenter également toutes sortes d'expériences en matière d'écriture, l'aphorisme, puis le théâtre, et avec un certain succès. Sa pièce Les Taupes est montée en 1957 au Théâtre du Vieux Colombier à Paris par Marcel Lupovici et sa troupe. Il reçoit cette même année le Prix national de littérature luxembourgeoise, mais étrangement les choses en restent là.
Il est vrai que son caractère impulsif n'arrange rien, il lui arrive d'être plus d'une fois au bord de la rupture et même au-delà avec sa propre famille ou ses amis, dont Jean Vodaine, son fidèle éditeur lorrain.
En octobre 1959, il revient en poésie avec Rencontres du veilleur, publié par les éditions de la Tour de Feu, en France. Il finance en partie cette publication grâce à ce que lui rapportent ses articles parus dans la revue Critique. À de multiples autres occasions, il renoncera, faute de moyens, à publier des recueils, fin prêts et acceptés par l'éditeur.
Veille
Que
le jour garde ses mensonges
Ses mots de passe violents
Et ses
petites morts pour rire
La nuit me donne à vivre
(...)
Et
ce qui fut cendres fumeuses
Devient buisson ardent de fleurs
Et
ce qui fut plomb et poison
Redevient l'air et la chanson
(…)
ibid Rencontres du veilleur (1959),p.438
Quand paraît Jonchets chez JeanVodaine, en 1965, le ton est très amer.
Vieillard
Des
rêves de l'enfance
Il ne reste que cendres
Au cœur froid du
vieillard
Des
papillons frôlés
Qu'un peu de pollen rouge
Sur les pâles
joues creuses
Et
des roses cueillies
Que piqûres noircies
Au bout des doigts
osseux.
Ibid Jonchets p.468
Il vivra en effet les années 70 comme des années noires. « Il me faut pénétrer coûte que coûte dans ce désert sans mirages. » écrit-il en introduction à L'anneau de Mœbius,en 1973.
Certes, la vie quotidienne est toujours difficile, – il a décidé de rompre en 1969 avec sa famille et s'est installé à Clausen, où il vit seul désormais –, mais six de ses livres vont paraître entre 1971 et 1974, des hommages lui seront rendus à Esch et à Luxembourg et en revue, ses Poèmes en prose seront édités en 1973, à Toronto, suivis Des rives de l'aube aux rivages du soir, édités cette fois par l'Institut grand-ducal au Luxembourg, en 1974.
Il travaille à des formes nouvelles, des poèmes très différents, « très curieux, très fous » selon lui, mais qui resteront inédits sous le titre de Introduction à la poésie expérimentale.
Par la suite, pendant près de 10 ans, pas le moindre recueil ne paraîtra.
En 1983, sortira le dernier livre édité de son vivant La roue et le moyeu, titre expressif s'il en est, qui fait penser à une meule à moudre.
Ce
soir c'est bien la mer à boire
Jusqu'au bout de la terre
Jusqu'à
la fin du monde
Et depuis l'aube des origines
(extrait) ibid p.616
L'ombre
s'épaissit sous mes souliers de plomb. (...) Je suis un sablier où
même le vent soulève toujours les mêmes tempêtes ridicules à
l'heure néfaste des mirages, où le même sable, toute agitation
rassise, reforme toujours ses mêmes petits tas à l'enseigne de
l'heure sans horloge.
(extrait) ibid p.654
Sa fin de vie est encore plus dure. Endetté, mencacé d'expulsion, aigri et désespéré il remâche sa rancoeur, malgré le soutien et l'amitié de gens tels que José Ensch, poète présentée sur La Pierre et le Sel, qui le considère comme un « maître », quand elle le rencontre en 1985.
L'arrêt de justice sera exécuté le 1er décembre 1987, trois jours après réception du Prix Batty-Weber, nouvellement créé, dont il est le premier lauréat au Luxembourg.
Hélas ! cette reconnaissance arrive trop tard, car il meurt le 25 janvier 1988.
Le livre de référence, cité tout au long de cet article, était en vente sur le stand des Éditions Phi, lors du dernier Marché de la Poésie.
Lionel Ray et Jean Portante le présentaient, le 18 juin, au Pen Club Français à Paris, en présence de son président Jean-Luc Despax, de deux des filles de l'auteur, de la responsable des éditions Phi et de nombreux autres poètes et invités.
Rendons hommage au considérable travail de lecture des carnets, lettres et inédits accompli dans le cadre de l'association Les amis d'Edmond Dune, créée en 2009 avec le concours de ses filles.
Les Éditions Phi se proposent d'éditer trois autres tomes de l'ensemble de l'oeuvre, dans les années à venir.
Souhaitons à Edmond Dune le plus large écho posthume.
Et pour finir sur une note bleue, couleur qui lui était chère, voici un dernier poème paru en 1947, dans le n° 10 de la revue, France-Asie .
L'ingénu
Une
musique pour la nuit
Chasse dans l'air les papillons
Les
billets bleus les bouches roses
Dans les bouillons laiteux du
vent.
Tout vient à point
Pour qui ne sait plus même
attendre
L'ombre légère et le soleil
La joie d'un verre
d'eau
Un grand lit d'herbes se prépare
Dans les forêts où
debout rêvent
Les biches les amours
Non loin des sources
fraîches.
La beauté me sépare nu
D'une terre toute
noire
Me voici revenu
Aux berges où l'on peut rire.
Ibid p.685
Bibliographie
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Voir une bibliographie complète sur le site des amis d'Edmond Dune
Internet
-
Le site des amis d'Edmond Dune
-
Une page sur le Centre National du Livre Mersch
Contribution de Roselyne Fritel
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