Le Brésil, cet immense pays-continent est beaucoup plus connu pour son carnaval, ses musiques de samba, ses joueurs de foot que pour sa littérature ou sa poésie.
Celle-ci, pourtant, est bien vivante très active, et elle a su, au fil des siècles, se reconstruire constamment en partant de l’imitation de l’étranger, en particulier de l’Europe, berceau de sa langue d’adoption. Mais il est remarquable que dans ce pays de sangs mêlés où se côtoient sans cesse des traditions indiennes, africaines, et européennes de toutes latitudes, la langue portugaise ait trouvé le moyen de servir de support littéraire à tous les courants poétiques qui s’y sont succédés dans le temps, en un va-et-vient continuel entre forme et contenu, ou bien entre poétique formelle et celle de dénonciation et de protestation née de la répression politique.
En effet, face à la dictature militaire dans les années 1964 / 1973, les poètes brésiliens sont entrés en résistance et ont pris le maquis en faisant migrer leurs textes vers la chanson et la musique populaire plus difficiles à contrôler. C’est en partie grâce à cette résistance et à la vigueur de leur poésie que le Brésil a pu faire basculer la dictature et retrouver un chemin vers la démocratie.
À partir de 1983, la poésie du Brésil entre dans une nouvelle phase que l’on appelle généralement nouvelle poésie. C'est de l’un de ces poètes de la modernité dont il est question à la fin de ce blog, et de plusieurs autres dans des articles ultérieurs. Soit, au total, six auteurs choisis à partir d’une Anthologie de la nouvelle poésie brésilienne présentée par Serge Bourgea, publiée en 1988, et dont voici la fin de la préface :
« Nous avons donc essayé, en évitant ainsi l'anthologie massive et nécessairement fastidieuse, de témoigner en quelque sorte à vif de cette création, de faire saisir l'extraordinaire force de la poésie brésilienne sous ses aspects les plus immédiats et les plus prometteurs, de révéler un art en devenir, riche de ses potentialités et de ses lumineuses trouvailles. Tâche périlleuse. Il a tout d'abord fallu, au niveau d'une recherche universitaire au Brésil, dresser un inventaire aussi juste et respectueux que possible de ce que nous appellerons les « traversées exemplaires », c'est-à-dire les œuvres de poètes qui sont parvenus dans une transformation aujourd'hui reçue comme exemplaire à assumer successivement des périodes différentes et à s'affirmer au débouché de l'histoire comme indispensables.
Nous avons ensuite tenté de rendre compte de la jeune création brésilienne hors de toute histoire littéraire, celle-là même qui rompt avec les grands mouvements que nous avons retracés, pour jalonner de nouveaux chemins encore inclassables. Dans ce vaste et quasiment insondable domaine, l'arbitraire est presque de mise et si nous avons tenu à citer les noms les plus souvent prononcés, à souligner les plis d'une création qui lentement s'accentuent, nous n'avons pu que nous en remettre, en règle générale, au sage conseil d'un grand spécialiste en la matière, le poète Moacyr Félix, qui écrivait dans un article auquel nous renvoyons : « La poésie brésilienne de la décade 70 ? Difficile de répondre (…) sans coupes et restrictions impardonnables (…). L'essentiel est de souligner l'effervescence de toute cette immense production de poèmes, ce fourmillement venu de tous les coins du pays dans lequel les nouvelles générations, sous formes souvent désordonnées et culturellement ingénues, sont venues témoigner des blessures de toute une nation… »
Il n'était pas possible de tout dire. Il fallait inviter à connaître. »
Carlos Nejar
Né en 1939 à Porto Alegre dans l'Etat du Rio Grande do Sul, son livre Sélesis publié en 1960 le classe d’emblée comme l'une des grandes valeurs de la poésie brésilienne contemporaine, jugement confirmé en 1974, quand l'Union brésilienne des écrivains lui décerne le prix Fernando Chinâglia pour son œuvre O Poço do Calabouço.
Le critique et académicien Antônio Houaiss écrira à son sujet : « Tout bilan critique de notre poésie qui ne l'inclut pas et qui ne rehausse pas sa contribution exceptionnelle sera un bilan frustré. »
Il a continué à affirmer son talent avec une œuvre difficile mais originale, comprenant notamment Somos Poucos (1976), Arvore do Mundo (1977) Um Pais o Coraçào (1980). Sa poésie parle de l'angoisse de l'homme, dénonce un ordre social injuste et défend la liberté avec une personnalité qui rapproche ses œuvres de celles de Carlos Drummond de Andrade ou de Joâo Cabrai de Mélo Neto.
Il est membre de l'Académie brésilienne des Lettres et de l'Académie brésilienne de philosophie et titulaire d'un diplôme en études juridiques et sociales de l'Université Pontificale Catholique de Rio Grande do Sul.
Dispositions générales
La
première loi, la peur
plus grande si elle
naît de bonne
heure.
La deuxième, l'étonnement
qui ne cesse qu'en la
tombe.
La troisième loi opprime
mais on en ignore le
nom.
La quatrième loi, la haine
qui ne meurt que
lorsqu'elle mord.
Le reste
survit
avec les
vertus
théologales.
Visible, invisible,
l'exercice des
facultés
s'exprime par le silence.
Et pourquoi pas,
si
la faim
de nouer les mots
les avale dans la salive
et les
rend esclaves ?
Trad. Maria Arminda de Sousa Aguiar
In Anthologie de la nouvelle poésie brésilienne, © Ed. l’Harmattan, 1988, p.24
****
Ajournement judiciaire
Est
resté le procès
dans les oubliettes du siècle.
Aucun
tribunal n'a jugé
cette cause
de pertes civiles.
Petit
à petit
le feu du fait
s'est éteint :
les intérêts
ont
changé les serrures,
les verrous de l'entrée.
Les lieux ont
été vidés.
Une nichée de perdrix
s'est logée dans le
procès
entre feuilles et racines.
En toute justice
seule
la fleur du temps
survit.
Pas de migration d'oiseaux,
bien
que les terres soient louées
au ciel, au soleil, à la pluie.
Et
l'homme
obtient du litige
l'abattage de quelques
arbres
jamais
l'abattage du mal
— sa guerre punique.
Trad.
Maria Arminda de Sousa Aguiar
Ibid p.22
****
La férocité des choses
1
Sans
remuer le feu
Écrire la douleur
le feu sans remuer le
feu,
les cendres vieillies.
Que peut l'amour,
ses dons
emprisonnés ?
Écrire
la
férocité des choses.
2
Il
fallait
mousse et pierre
pour te voir.
Écrire la
douleur,
abandonner
ma guitare
le soleil.
Un homme ne
respire
que le monde a son seuil.
II
Ton
amour peut exploser
Ton
amour peut exploser
Se défaire au contact de la brise.
Il
peut inventer la mer
même endormi.
Mon cœur a bondi
par
les marées de la poitrine.
Il a été vert
à ton
amour.
III
Ce
qui fond du jour sur nous
Nous devons être féroces.
Le
monde est notre visage.
Ce qui fond du jour
Sur nous.
La
mort distraite.
Nous brûlons au toucher
de chaque
objet.
Nous devons être féroces
survivre
peau à
peau.
Tout nous suppose
en résistance,
aimant.
IV
Pierre
qui a roulé
Tant d'années, pierre
qui a roulé de la
montagne.
Tant d'années sur
la Terre
en voisinage.
Tolérants, les
morts,
compatissants.
Point ne discutent la distance
entre
les chardons et le corps
Tant d'années de farouche
tolérance,
de sueurs anonymes,
comme si l'âme flottait
au-dehors de son
vaisseau.
Tant d'années, déjà les rats
ont rongé
les vieilles traditions.
Tant d'années, amour
et nous ne nous
connaissons pas.
V
J'ai tout fait
J'ai
tout fait
pour que le temps
restitué
t'habite.
Et ce
que j'en ai pris
ce sont des résidus
de
fleur,
bataille.
Aimée,
Ma mie, je sais les
rides.
Notre jeunesse
est une nuit,
un réduit.
Les
mains ne masquent pas
l'origine du monde.
Une nuit,
un
réduit,
une lutte sans trêve.
VI
Pour
transposer la mer
Je
suis étranger
en moi,
comme en ton corps.
J'ai mon lot
de foi,
Et rien que mains et pieds
pour transposer la mer
que
je porte au visage.
VII
Les
choses voyaient
Quand j'ai appris à voir,
les choses
lentement
s'ajustaient ;
c'était la notion du son,
l'arrivée
du vent.
Et mon regard
peu à peu
s'est fait jour
et
je les ai surprises
dans leur furtive peur.
Un jour j'ai
remarqué
que les choses
étaient charmées
par les
mots.
J'ai dit : Vesper.
Et les
choses
annonçaient
l'amour.
Elles semblaient
contenir
une racine égale
la joie insolite
de
t'appeler.
Les choses voyaient
et rêvaient.
Des
âpretés
et des douceurs
se découvraient.
Elles se
nourrissaient
de notre désarroi.
Et se décontractaient
nous
regardant dans l'ombre.
(…)
XLI
Dynastie
souterraine
Nous
mourons à chaque saison.
Les lézards courent
sur les
parois
et les ruisseaux, fleurissent.
Nul animal n'est de
trop.
Les oiseaux et les feuilles volent.
Le destin d'un
homme
est d'être entre les murs
et les contenir.
Quelque
dynastie souterraine,
un trône d'anges et de démons.
Une
étincelle.
XLII
J’ai
perdu la mort
Quand
je t'ai vue, j'ai perdu la mort
comme si la compagnie
s'évadait
dans un débarquement soudain.
Rompus les bords, les
limites,
les adieux que je portais.
Alors m'ont accompagné les
aurores,
le feu, le visage des vivants.
XLIII
Le
signe
L'odeur
des fruits
ne dessine pas l'hiver.
Et le printemps
non plus
ne se contente
des odeurs des amants.
Intelligible le
murmure
des sources
aux corps ouverts. \
Intelligible le
signe
qui reculait,
le signe obstiné
de ceux qui
aimaient.
(…)
XLVI
Un
jour
Un
jour l'aurore
dans la corbeille à pain.
Un jour les
choses
plieront l'aurore.
Un jour
amour et
amants
cueilleront
dans le creux de la main.
Le monde
à
côté d'un autre
monde.
Un jour.
Trad.
Marcella Mortara
Ibid p 26
Bibliographie
-
Anthologie de la nouvelle poésie brésilienne © L’Harmattan, 1988
-
La poésie du Brésil, anthologie du XVI e au XX e siècle,© Éditions Chandeigne, 2012, qui se propose, en un ouvrage de 1500 pages sur papier bible de dresser un panorama complet de la poésie brésilienne
Internet
-
Panorama de la poésie brésilienne, les poètes bahianais, des modernes aux contemporains.
Contribution de Jean Gédéon
Commentaires