Pour
une vie de merde
Je suis né en 1930
à la rue des
Plaisirs
Sur les vieilles planches du plancher
où j'allais
à quatre pattes
j'ai connu des blattes des fourmis emportant des
épées
des araignées
qui ne m'ont rien appris
sauf la
terreur
Face au mur noir de la cour
les poules grattaient,
le tournesol
criait asphyxié
loin loin de la mer
(loin de
l'amour)
Et pourtant la mer grisait tout près
derrière
les belvédères et les palmiers
drapée en son bruit bleu
Et
les soirs sonores
roulaient clairs sur nos toits
sur nos
vies.
De ma chambre
j'écoutais le XXe siècle
bruissant
dans les arbres de la fazenda
Après l'on m'a suspendu par le
col
l'on m'a barbouillé dans la boue
l'on m'a donné des coups
de pieds aux couilles
et l'on m'a lâché étourdi
en pleine
capitale du pays
sans même avoir une arme à la main.
In Anthologie de la nouvelle poésie brésilienne, © Ed. l’Harmattan, 1988, p48 - Trad. Paolo Souza dos Santos
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Je dis oui
Je
pourrais dire
que la vie est très, très belle
et que la
révolution marche avec des pieds de fleurs
dans les champs de mon
pays,
avec des pieds de gomme
dans les grandes villes
brésiliennes
et que mon cœur
est un soleil d'espoir entre
poumons
et nues.
Je pourrais dire que mon peuple
est en
fête dans la voix
de Clara Nunes
dans les virevoltes
des
mulâtresses dans le carnaval
et la rue.
Mais non. La poésie
mentirait.
Nous pétrissons la vie dans le sang
et la
samba
tandis que tourne la nuit
sur la patrie inégale.
Nous
rendons notre vie
joyeuse et triste, en chantant
parmi
la faim
et disant oui
— parmi la violence et la solitude en
disant
oui —
pour la beauté qui surprend
pour la passion
de Thérèsa
pour mon fils égaré
sur cet immense
continent
pour Vianinha blessé
pour notre père tombé.
Ibid p. 50 - Trad. Paolo Souza dos Santos
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Art poétique
Je
ne veux pas mourir je ne veux pas
pourrir dans le poème
Que le
cadavre de mes soirs
ne vienne pas puer dans ton heureux matin
et
que la lumière
par ta bouche allumée au hasard des mots
—
encore que née de la mort —
s'ajoute
aux autres feux du
jour
aux bruits de la maison et de la rue
dans le présent
rapide
Rien qui ressemble
à un oiseau empaillé à une
momie
de fleur
dans le livre
que ce qui de la nuit
retourne
revienne en flammes
ou en blessures
vertigineusement
comme le jasmin
qui d'un seul éclair
illumine la ville
entière
Ibid p 52 - Trad. Marcella Mortara
Ferreira Gullar, né dans l’État du Maranhão en 1930 est venu très jeune vivre à Rio où il a publié, en 1954. son premier recueil de poèmes intitulé A Luta Corporal. Il a fréquenté, pendant un temps, le mouvement concrétiste puis a rejoint les membres de la poésie engagée.
Contraint à l’exil en 1968 en raison de la dictature militaire, il est retourné dans son pays en 1977 où il a repris la défense d’une culture tournée vers le peuple.
Son œuvre poétique porte les traces, de cette période avec la description des souffrances souvent mortelles. endurées par les artistes hostiles au régime.
En 1980, à l’occasion de son cinquantenaire, une compilation de l’ensemble de son œuvre a été publiée sous le titre Toda Poesia
Journaliste, Gullar continue de militer en écrivant dans les journaux et dans des émissions de télévision.
Poème sale
belle
belle
plus que belle
mais quel était donc son nom ?
Ni
Hélène ni Vera
Ni Nara ni Gabrielle
ni Thérèse ni Maria
Son
nom était…
quel nom déjà ?
Il s'est perdu
dans la chair
froide
perdu dans la confusion de tant de jours et de nuits
perdu
dans la profusion des choses survenues
constellation
d'alphabet
nuits écrites à la craie
pastilles
d'anniversaire
beaux dimanches de football
décès défilés
réunions
roulette billard poker
il a changé de visage de
cheveux d'yeux et de rire et de
maison et de temps : mais il est
en moi il est
perdu en moi
ton nom
en quelque tiroir
C’était
la vie explosant par toutes les fentes de la ville sous
les ombres
de la guerre :
la Gestapo la wehrmacht la raf la feb la
blitzkrieg
hydravions torpillages la cinquième colonne les
fascistes les
nazistes les communistes le reporter Esso la
discussion chez
l’épicier le kérosène l'ersatz de savon le
marché noir le
rationnement le black-out les tas de ferraille
l'Italien assassiné
place Joâo Lisboa l'odeur de poudre les
canons allemands
tonnant dans les nuits de tempête au-dessus de
notre maison.
Stalingrad résiste encore.
Pour mon père qui
trafiquait sur les cigarettes, pour mon
cousin qui vendait des
billets de tombola, pour l'oncle qui
volait l'étain aux Chemins
de Fer, pour le père Neco qui
fabriquait de mauvais cigares, pour
le sergent Gonzaga qui
prenait l'eau-de-vie avec du miel et
baisait la fenêtre ouverte,
pour mon doux petit mouton
pour ma
belle ville bleue
pour notre Brésil, salut !
Stalingrad
résiste encore.
A chaque nouveau matin
aux fenêtres aux coins
des rues à la une des journaux,
Mais la poésie n'existait pas
encore.
Plantes. Bêtes. Odeurs. Habits.
Yeux. Bras. Seins.
Visages. Bouches.
Vitre verte, fleurs, jasmin.
Bicyclette le
dimanche
et cerfs-volants de papier.
Musique dans la
rue.
Deuil.
Un homme mort au marché
sang humain sur les
légumes.
Monde sans voix, chose opaque.
Ni Bilac ni Raimundo.
Trompette au grand éclat, lyre
simple ?
Ni trompette, ni
lyre grecque. Je le sus plus tard : simple
voix humaine
voix de
gens, bruit obscur du corps, recoupé d'éclairs.
Du corps. Mais
qu'est-ce que le corps ?
Mon corps fait de chair et d'os.
Ces
os que je ne vois pas, mâchoires, côtes,
souple squelette qui me
soutient dans l'espace
qui ne me laisse pas m'écrouler comme un
sac
vide
qui renferme tous les viscères dont le
fonctionnement
de tubes et d'alambics
fait le sang qui fait la
chair et la pensée
et les mots
et les mensonges
et les
caresses les plus douces les plus perverses
les plus senties
pour
exploser comme une galaxie
au centre de tes cuisses au fond
de
ta nuit avide
odeurs d'ombilic et de vagin
graves odeurs
indéchiffrables
comme symboles
du corps
de ton corps de mon
corps
corps
que peut déchirer un sabre
un éclat de
verre
un rasoir
mon corps plein de sang
qui l'irrigue comme
un continent
ou un jardin
circulant dans mes bras
dans mes
doigts
tandis que je discute marche
évoque me souviens
mon
sang fait des gaz que j'aspire
des cieux de la ville
étrangère
avec l'aide des platanes
et qui peut —par
inadvertance— s'écouler de mon poignet
ouvert.
Mon
corps
qu'étendu sur mon lit je vois
ainsi qu'un objet dans
l'espace
qui mesure 1,70 m
et qui est moi : cette
chose
couchée
ventre jambes et pieds
chacun avec cinq
doigts (pourquoi
pas six ?)
genoux et chevilles
pour
bouger
s'asseoir
se lever
Mon corps de 1,70 m qui est ma
dimension dans le monde
mon corps fait d'eau
et de cendre
qui
me fait regarder Andromède, Sirius, Mercure
et me sentir mêlé
à
toute cette masse d'hydrogène et d'hélium
qui se désintègre et
se réintègre
sans savoir pourquoi.
Corps mon corps
corps
qui a un nez comme ça une bouche
deux yeux
et une
certaine façon de sourire
de parler
que ma mère identifie
comme étant de son fils
que mon fils identifie
comme étant de
son père.
Corps qui s'il s'arrête de fonctionner provoque
un
grave événement dans la famille :
sans lui il n'y a plus José
Ribamar Ferreira
il n'y a plus Ferreira Gullar
et une infinité
d'infimes choses survenues sur la planète seront
à jamais
oubliées.
Ibid p56 - Trad. Marcella Mortara
Internet
- Un article wikipedia sur le poète (en anglais)
- Une page sur le site de la Librairie portugaise et brésilienne
Contribution de Jean Gédéon
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