Au bout d'un temps indéterminé, d'un autre port de l'univers, écarté du premier par une distance impossible à mesurer, on se déclara disparu. On coupa définitivement les attaches du destin, on se rendit libre des contraintes, on se changea pour un autre, pour quelqu'un qui n'est plus celui-là, celle-là, cela, originaire de cette localité, ce pays, cette langue, de ces visages, ce silence qui baissa le front et se détourna avant que la coque ne se détache de la jetée.
In La Frontière © José Corti 1995, p.41
Quand Silvia Baron Supervielle publie ce récit en prose, paru en 1995, elle a franchi « sur une impulsion mystérieuse » l'Atlantique depuis 1961, quittant son pays natal l'Argentine et les rives du Rio de la Plata pour Paris et les bords de la Seine, où elle prolonge ce séjour.
Bien qu'ayant fait antérieurement plusieurs voyages en Europe, rien de particulier ne justifiait ce départ, sinon « l'élan d'aller vers l'étranger. De recommencer ailleurs. De défier l'acte gratuit de naître. »
C'est pourquoi, pour celle qui prend place devant la fenêtre de l'attente, chaque jour est une naissance insoupçonnée, qui se distingue du précédent et ne laisse pas imaginer le prochain.
Ibid p.103
Née en Argentine en 1934, d'une mère uruguayenne, d'ascendance basque et espagnole et d'un père argentin d'ascendance française, – et par lui, petite cousine du poète Jules Supervielle – elle perd sa mère dans sa tendre enfance et, bien qu'élevée dans la culture française par sa grand-mère paternelle, suit toute sa scolarité en espagnol, à Buenos Aires, où elle commence à écrire nouvelles et poèmes, dans cette langue.
Désormais exilée volontaire, elle recommence à écrire, après des années de silence, mais en français.
« J'aime essayer» explique-t-elle dans un entretien accordé à Alain Veinstein, sur France-Culture, en janvier 2012, à l'occasion de la sortie de son roman, Le Pont international, en novembre 2011, chez Gallimard, entretien que vous pourrez écouter grâce au lien indiqué en annexe.
Ce qui m'a fait écrire en français, c'est la difficulté que j'avais avec le français. Je connaissais du français, la langue parlée. Cette distance traçait une voie devant moi, que j'ai suivie. J'ai commencé par des textes courts, très brefs, où je nommais des choses qui se trouvaient dans ma chambre, la table, la chaise, la fenêtre. Parallèlement, de façon très insolite, je me suis rendue compte que c'était là exactement où j'effleurais quelque chose, qui s'appelle l'écriture.
En 1970, elle rencontre, par l'intermédiaire de Borges, Maurice Nadeau, et ce sont précisément ces poèmes qu'il accepte de publier dans la revue qu'il dirige, Les lettres Nouvelles. L'impulsion est donnée.
Avec cette publication, je me suis sentie pour la première fois avoir des racines au pays où j'étais. Là, je me suis sentie attachée à la langue française, à l'écriture, au pays où j'étais et je crois que les racines, que je n'avais pas auparavant, ont poussées là.
Lectures du vent, son sixième recueil, paru chez José Corti en 1988, allie des textes denses et brefs à d'autres plus élégiaques et exotiques.
ce
qu'on entend
sans trêve
parler au fond
de soi muet
crève
soudain
la terre du
papier
In
Lectures
du vent p.13
ne
fut-ce que taire l'arbre
qui s'échappe de la forêt
dire à la
pluie les flaques
éclatantes sous la foulée
les lentes
lagunes captives
des roseaux au planeur seul
qui lance son
virage déployé
tendre au typhon le fleuve
et l'avalanche au
tonnerre
et le crépuscule à la foudre
de fer qui freine la
tombée
rendre la mer à ses marées
les kilomètres aux
hectares
les hectares au firmament
céder le soleil au
souvenir
la plaine au galop du ciel
le mot au motif de
l'onde
la nuit aux astres voilés
laisser enfin l'espace
de
partir en liberté
In Lectures du vent p.65
Le recueil poétique, qui paraît en 1997 chez Arfuyen, a pour titre Après le pas, comme s'il marquait encore une étape dans le cheminement de l'auteur, une grande force s'en dégage.
une
mémoire revient
tirer dans ma paume
le fil qui reconduit
la
source du sang
au souffle de la mer
m'apprendre à l'aide
d'un
miroir libre
que l'eau du présent
est plus diaphane
que
l'eau du passé
In
Après le pas ©
Arfuyen 1997, p.9
au
moment où je consens
à la nuit extérieure
qui entre dans la
chambre
où je parcours les murs
du haut en bas la porte
qui
referme le trajet
où les visages interrogés
s'éloignent des
pensées
où je ne serai presque
plus personne pour taire
céder
ou circonscrire
une ombre défaillante
se hisse et rejoint
la
table allumée
ibid p.10
parfois
l'éclair d'un cri
coupe le brouillard noir
le mur vibre le
sol s'écarte
le vent prend feu jusqu'au
faîte de l'air
prisonnier
brûle la gorge transpercée
par
la flèche qui l'emporte
et on s'agrippe à la brèche
du
tunnel aveugle traqué
par les phares éblouissants
et on se
serre au sillage
qui déchire l'obscurité
faible du souffle
dressé
autour de son manque
ibid p.14
Elle évoque longuement ce manque dans son livre Le pays de l'écriture, paru au Seuil en 2002.
Après la traversée, je découvris le souvenir. Il n'est pas toujours dépositaire d'un passé. Il répond à une faim de l'écriture que rien d'autre n'assouvit. Le mien est si dissemblable de ce qui fait mon environnement que je me demande s'il résulte d'une réalité ou d'une irréalité. Il se peut qu'il représente un refuge.
p.23
Du vide laissé par la disparition de sa mère dans sa toute petite enfance, – elle n'emploie jamais le mot mort ou décès à son sujet – elle écrit plus loin :
J'ai la conviction que le départ de ma mère, comme un vent de vide continu, emporte toujours ce que je lis, ce que je sais et ne sais pas, ainsi que la plupart de mes souvenirs, à l'exception des images et des désirs.
(...) Lorsqu'une langue nouvelle s'anima, ailleurs, sur un autre cahier, sa couleur m'intrigua : personne ne s'était servi d'elle pour m'instruire. Ce fut un réapprentissage, une reconstruction du souffle, de chaque sonorité, de chaque pas. Quelquefois, maintenant, les jours de chance, les raies, les aspérités des papiers provoquent sur les blancs la réverbération d'une mémoire qui se rapporte à l'écriture et, plus au fond, une vibration qui me convoque.
Des mots m'attendent, sur les marges, avec des tailles précises, des accents distincts, une tonalité singulière ; ils sont destinés aux vivants, l'ombre du centre s'adressant à celle qui n'est plus.
p.90/91
Chaque
lettre, chaque syllabe, chaque vocable est un son prolongé qui
résonne dans mes veines. J'entends une musique inaccessible,
éventuelle mélodie pure, inachevée, qui remonte avec force en moi
quand je suis en état d'écrire et quand je suis en état d'aimer.
Ici, sans répit l'écriture et l'amour se partagent cette musique.
p.99
En prose comme en poésie, Silvia Baron Supervielle s'exprime avec une finesse d'analyse et une grande exigence d'authenticité. Elle parle librement de son cheminement intérieur dans ces livres d'introspection ou de réflexion que sont La Frontière, La ligne et l'ombre, ou Le pays de l'écriture.
Ainsi, dans La Frontière, son héroïne, la contemplative, suit du regard, à travers une vitre, un étrange adolescent, qui ne connaît de lui que son ombre et qui se révèle peu à peu à lui-même comme à elle, en dansant.
Au réveil, lors des retours, l'enfant ressent dans sa poitrine la brutale coupure de ce sillage qui se détache et se remet à s'éloigner de lui toujours davantage : il est lui-même cet éloignement qui accroît l'écartement de la séparation lui dérobant son image. Il est le point introuvable, la longue route de l'oubli. »
In La Frontière © José Corti 1995 p.18/19
Ce livre, proche de l'auto-analyse, raconte comment « se mettre hors de portée pour ressembler à la distance.»
Dans La ligne et l'ombre, elle raconte comment l'avant et l'après se confondent, comment les eaux et leurs rives se mêlent dans un même océan et forment la trame de sa nouvelle vie.
Et
la fenêtre près de la Seine, dont les eaux se jettent dans
l'Atlantique et dans un autre fleuve, le Río de la Plata, au bord
duquel je suis née. Sur l'une de ses rives, Buenos Aires, ma ville,
sur l'autre, Montevideo, la ville de ma mère : deux villes en
une au bord d'un fleuve aussi vaste que la mer, dont les teintes
brunes, roses, mauves, bleues, changent selon la lumière.
In La ligne et l'ombre © Seuil 1999, p7
Dans Le pays de l'écriture, elle affirme : « Écrire veut dire tenter de toucher quelque chose qui est à l'intérieur de soi. Je n'écris pas pour dire mais pour voir. »
Les fenêtres jouent donc un rôle primordial dans cette quête et se retrouvent partout dans l'écriture de l'auteur, elles dessinent à la fois la séparation et la possible ouverture. Son tout premier recueil en français, paru en 1977, chez José Corti, portait d'ailleurs le titre de Fenêtres.
si
on écartait la chaise
et on couvrait la table
et en cessant
d'obéir à
la dictée indépendante
on s'arrêtait de
marcher
d'attendre et de répondre
et on vidait la chambre
et
on brisait les miroirs
et on dénouait la corde
des ports et
des bateaux
et abandonnant la fenêtre
de l'ouest qui
surveille
on abdique on se déclare
poudre défaite au
seuil
d'un mot de nulle part
l'infime brin de l'air
dérobé
sera rendu
In Lectures du vent © José Corti 1988, p.55
que
je parte
au pays le plus
lointain
que je
perde
l'image
la plus proche
je ne quitte
pas la
même
fenêtre
In
Autour
du vide
© Arfuyen 2008, p.13
Vingt années séparent ces deux derniers poèmes, l'écriture s'est resserrée, minimale, lapidaire, taillée comme un diamant, fruit d'une douleur d'absence surmontée. Plénitude de la maturité.
Lorsque
l'âge
revêt l'homme
de poids
il se dénude
dans
l'air
léger
In
Essais
pour un espace,
© Arfuyen 2001, p.28
plus
j'égare
la mémoire
plus je garde
ce souvenir
inhabité
ibid p.63
plusieurs
fois
je me dégage
du reflet
que la vitre
occulte
In
Autour
du vide ©
Arfuyen 2008 p.15
quand
m'arrive la langue
dont je devine la rive
de l'autre coté de
la vie
une étendue magnétique
qui déploie
l'immensité
rapproche de mes yeux
la bande étroite du
ciel
bruissante sur l'allée
qui mène à la maison
de la
mémoire où
je désire mourir
ibid
p.30
j'écris
encore
avec la corde
du corps
sur l'abîme
comme
avant
de lâcher
le vide
ibid
p.33
je
ferai tomber les pierres
des murs qui m'encerclent
puis
j'abattrai les portes
qui supportent la structure
où se
cantonne le néant
je détacherai les chaînes
des ancres qui
enfoncent
dans le sable leur crochet
je mettrai à ras les
tours
les colonnes et les poteaux
je renverserai les
piliers
des poèmes sur les feuilles
j'arracherai de ma
poitrine
la médaille de mon cœur
je repousserai mon corps
et
je lâcherai mes yeux
sur la surface étendue
qui naît du
ciel
In Pages de voyage © Arfuyen 2004, p.54
Ses récits, romans, nouvelles et essais sont nourris de culture antique ou classique. Elle y fait souvent référence à l'Ancien Testament, aux prophètes et grands saints.
Son dernier roman, Le Pont international, s'inspire d'un héros d'une nouvelle de Borges, qui ne parvenait pas à oublier, il semble raconter sa propre aventure.
Il y a beaucoup de manières de faire le voyage de retour, une d'entre elles étant de ne pas bouger d'ici. Au vrai, je n'ai jamais cessé d'être là-bas, dans ma ville, près des miens : amis, amours, mon fleuve. Que je me promène dans les rues, ou que je sois assise à ma table, je me les remémore en espagnol même si la main sur le cahier poursuit l'histoire en français. Partir est plus simple que de ne pas se laisser derrière soi. Que de ne pas oublier.
In Le pays de l'écriture © Arfuyen 2002, p.82
Outre la rédaction d'une bonne vingtaine de recueils poétiques et récits, parallèlement et pour ne pas perdre sa langue d'origine, elle traduit en langue française nombre de poètes et d'écrivains latino-américains tels Roberto Juarroz, Jorge Luis Borges, Silvina Ocampo et Alejandra Pizarnik, – avec Claude Couffon – , ainsi que les Cantiques du chemin de Thérèse d'Avila.
À l'inverse, on lui doit les traductions en espagnol des poèmes et du théâtre de Marguerite Yourcenar.
Le Prix de littérature Francophone Jean Arp 2012 vient juste de lui être décerné, pour l'ensemble de son œuvre d'essayiste, de romancière et de poète. Il lui sera remis en mars 2013, à Strasbourg.
Anyse Koltz et Pierre Dhainaut, précédemment présentés sur La Pierre et le sel, se sont vus également décerner ce prix, en 2008 et 2009.
Dans Le pays de l'écriture, page 98, Silvia Baron Supervielle formule un souhait :« dans une autre vie, j'aimerais retrouver une table et une fenêtre près de laquelle il n'y aurait que moi. » Souhaitons qu'il se réalise et que, par la fenêtre, nous soyons, en vis-à-vis, “assis près d'une bibliothèque vitrée, à une table”, absorbés par la lecture de l'un de ses livres.
Bibliographie consultée
- Lectures du vent, poèmes, © José Corti 1988
- La Frontière, récit, © José Corti 1995
- Après le pas,poèmes, © Arfuyen 1997
- La ligne et l'ombre, récit, © Le Seuil 1999
- Essais pour un espace, poèmes, © Arfuyen 2001
- Le Pays de l'écriture, récit, © Le Seuil 2002
- Pages de voyage,poèmes, © Arfuyen 2004
- Autour du vide, poèmes, © Arfuyen 2008
Internet
- S.Baron Supervielle sur Poezibao
- Voir et entendre S.Baron Supervielle
- S.Baron Supervielle sur France-Culture
Contribution de Roselyne Fritel
Magnifique Roselyne, ce "marcher avec" Silvia Baron Supervielle dont je n'avais plus lu l'écriture depuis des années. De nouveau l'apparition de ce regard, de cette langue, de cette exigence. Oui, grand merci.
Rédigé par : Anne B. | 05 décembre 2012 à 10:13